Antisémitisme : « Marine Le Pen a réussi son coup, plus rien n’accroche »

Dimanche 12 novembre, la patronne du RN rayonnait à la marche contre l’antisémitisme à Paris. De Pierre Moscovici à Édouard Philippe, Marine Le Pen, pourtant digne héritière de son père, a été adoubée par une grande partie de la classe politique. Une consécration.

Nils Wilcke  • 14 novembre 2023
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Antisémitisme : « Marine Le Pen a réussi son coup, plus rien n’accroche »
Marine Le Pen et d'autres représentants du RN, dont Jordan Bardella, le président du parti, lors de la marche contre l'antisémitisme à Paris, le 12 novembre 2023.
© Michel Soudais

« Marine Le Pen n’est pas antisémite. Elle ne l’a jamais été et son propos est sincère » affirmait Pierre Moscovici, samedi 11 novembre sur Radio J, à la veille de la grande marche contre l’antisémitisme. Le rassemblement organisé par Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher dans la précipitation, avec un mot d’ordre très centré sur Israël, avec la participation du Rassemblement national (RN), fait polémique. La petite phrase, partagée par l’animateur de l’émission, Frédéric Haziza sur Twitter, enflamme alors les réseaux sociaux. L’entourage de « Mosco » a beau minimiser les propos du premier président de la Cour des comptes, jugeant ses propos « maladroits et caricaturés » auprès de Politis, le mal est fait.

Le lendemain, Nicolas Sarkozy va plus loin dans le JDD en se félicitant que « le RN a coupé avec son fondateur Jean-Marie Le Pen ». Pire, pour Édouard Philippe, la présence de Marine Le Pen à une manifestation ne pose « aucun problème ». En trois jours, la fille de Jean-Marie Le Pen a réussi à se faire accepter par une grande partie de la classe politique, à droite comme à gauche. Dimanche, la patronne du RN rayonnait sur l’esplanade des Invalides, malgré une présence en queue de cortège tandis que des dirigeants de la gauche – Olivier Faure, Marine Tondelier et Fabien Roussel – faisaient triste figure en l’absence de Jean-Luc Mélenchon, hués par une partie des manifestants.

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L’aboutissement de vingt ans de manœuvres. « Marine Le Pen a fait un pas politique majeur. Elle s’est débarrassée de 22 ans de passif paternel », confirme l’historien Nicolas Lebourg, spécialiste de l’extrême droite. Dès son arrivée dans l’appareil frontiste en 2002, celle qui fut directrice de campagne de son père comprend qu’il faut mettre fin au vieil antisémitisme du FN. Son compagnon de l’époque, Louis Alliot, ne jugeait-il pas en 2013 que l’antisémitisme était la seule chose qui « empêchait les gens de voter » pour le FN ? Avant d’ajouter : « À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste ».

Aucune rupture avec la rhétorique haineuse

Le maire de Perpignan a poursuivi avec succès sa stratégie en décernant en 2022 la médaille d’honneur de sa ville au couple Klarsfeld, figures morales de la lutte contre les nazis pour la communauté juive. Pas antisémite, Marine Le Pen ? Jamais condamnée comme le fut son père, la députée du Pas-de-Calais n’a en réalité pas rompu avec la rhétorique haineuse qui fait partie de son héritage. Dans son livre manifeste Pour que vive la France, publié en 2012, la patronne du RN visait Jacques Attali en l’associant « au gouvernement mondial » et au « nomadisme ». L’ancien conseiller de François Mitterrand n’a rien oublié de cette période : « Les dirigeants du RN sont toujours antisémites. Jordan Bardella est allé jusqu’à dire que Jean Marie Le Pen ne l’était pas, c’est une preuve en soi, fulmine l’économiste auprès de Politis. Les statuts du parti sont toujours explicites à ce sujet alors franchement, je ne vois pas de raisons de l’absoudre », assure-t-il, visiblement agacé par les propos faisant croire le contraire. 

Les dirigeants du RN sont toujours antisémites.

J. Attali

En 2018, Marine Le Pen récidive sur le terrain du clivage politique entre « mondialistes » et « nationaux » au congrès de Lille, faisant le rapprochement avec le mythe biblique de Caïn et Abel. « Caïn, c’est le sédentaire, le national pour elle et Abel, le nomade, le mondialiste, le réfugié, dans sa métaphore. Dans son discours, Marine Le Pen a choisi le camp de l’assassin », observe Nicolas Lebourg. L’antisémitisme du RN a simplement changé de visage. « Avant, l’ennemi de l’extrême droite, c’était le Juif, désormais c’est l’Arabe, le musulman et l’islam. C’est cette capacité d’accommodation qui fait la particularité de l’extrême droite », selon Nicolas Lebourg. « Marine Le Pen a réussi son coup, plus rien n’accroche, on n’arrive pas à l’attraper sur l’antisémitisme, elle a réussi à se blanchir », assure à Politis la sénatrice PS Corinne Narassiguin, qui fait partie de la direction du parti.

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« À l’époque c’était plutôt Hitler que Blum, désormais, c’est Marine Le Pen. Mais il y a une grande complaisance d’une partie des élites à affirmer que le RN n’est plus antisémite, tance Dominique Bertinotti. L’ex-ministre, historienne de formation, est sévère avec son ancien collègue Pierre Moscovici. Le RN est toujours dans la haine des autres. C’est dramatique de voir des politiciens se prêter à cette forme de collusion », poursuit-elle, citant L’étrange défaite de Marc Bloch, qui analyse les raisons de la débâcle de la France face à l’Allemagne nazie en 1940, parmi lesquelles la défection des politiciens. Pierre Moscovici a senti le danger. Le lendemain de son intervention sur Radio J, questionné sur RTL sur un éventuel lien entre islamisme et antisémitisme, le haut fonctionnaire répond : « En cette matière, gardons-nous des amalgames (…) Vous savez, on glisse facilement. On parle de ce que fait Marine Le Pen, du terrorisme islamiste. Puis après on glisse un peu, on va trouver l’immigration massive, et à la fin, on trouve l’islam tout court. »

Au PS, les membres de la direction du parti prennent leurs distances avec les propos de M. Moscovici, figure respectée, « juif et de gauche ». « Pierre n’est plus actif au sein du parti socialiste », souffle une parlementaire proche d’Olivier Faure, ce que l’intéressé reconnaît. Le premier secrétaire du PS a lui-même suscité la polémique en ouvrant la porte à une participation du RN à la marche de dimanche, toujours sur Radio J., avant de rétropédaler. « Cela fait 20 ans qu’ils vont chez Haziza, à chaque fois, il isole une minute de l’interview avec un titre pourri pour le refourguer à l’AFP », s’agace un éminent socialiste auprès de Politis. « Ce n’est pas Haziza qui les force à sortir des énormités », répond une figure du PS. En filigrane, la marche de dimanche cristallise les tensions : « Il y avait plus de 100 000 personnes à Paris, il fallait que la gauche soit présente, et après quoi, à chaque fois que le RN sera présent aux manifs, il faudrait leur laisser l’espace ? », feint de s’interroger Corinne Narassiguin. 

Piège grossier

« Obnubilée par Jean-Luc Mélenchon, la gauche tombe dans un piège grossier. C’est une faute politique majeure », rétorque Mme Bertinotti. À droite, Édouard Philippe, comme Nicolas Sarkozy, n’a pas ces états d’âme. L’ex-Premier ministre affirme que le RN « avait le droit d’être là », confirme son plus proche conseiller, Gilles Boyer. « Tous ceux qui veulent manifester contre l’antisémitisme peuvent le faire ». Un argument, repris en partie par Pierre Moscovici, bien que de façon plus nuancée, qui fait bondir Dominique Bertinotti : « On ne peut pas s’exonérer d’une extrême droite collaborationniste pendant la 2e Guerre mondiale puis raciste et xénophobe. Qui n’a plus de mémoire n’a plus de liberté. C’est très opportuniste, on leur a tendu cette carte et ils l’ont joué à fond. Qu’est-ce que c’est que ces responsables politiques qui se commettent dans l’accompagnement du RN ? Il ne faudra pas se plaindre en 2027 si Marine Le Pen finit par passer. On lui facilite l’élection », déplore l’ancienne ministre socialiste.

Qu’est-ce que c’est que ces responsables politiques qui se commettent dans l’accompagnement du RN ?

D. Bertinotti

Une parole désormais bien solitaire dans l’espace politique. En attendant, le RN de Marine Le Pen est désormais perçu comme un parti capable de gouverner le pays par 44 % des Français – contre 25 % seulement en juin 2017, selon une enquête Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès, le Cevipof et l’Institut Montaigne. Une consécration.

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