« Petits riens » : permis de déconstruire

Avec cette exposition, Pascale Marthine Tayou fait advenir une vaste aire de jeu utopique à travers laquelle se déploie, infiniment libre, son imaginaire foisonnant teinté d’ironie.

Jérôme Provençal  • 30 août 2023 abonné·es
« Petits riens » : permis de déconstruire
Oxygen (2023) évoque la catastrophe écologique en cours sous la forme d’une forêt suspendue constituée de branches hérissées de bouteilles en plastique.
© David GIANCATARINA

Petits riens, jusqu’au 19 novembre à la Collection Lambert, Avignon.

Prenant place dans deux hôtels particuliers au cœur de la Cité des papes, la Collection Lambert a pour vocation première – comme son nom l’indique – de faire découvrir la plantureuse collection d’œuvres du galeriste et amateur d’art Yvon Lambert. À ce fonds permanent, dont l’accrochage est régulièrement renouvelé, s’ajoutent des expositions temporaires – deux par an – dédiées à des artistes phares ou à des figures montantes de la scène internationale.

Intitulée Petits Riens, l’exposition actuelle met à l’honneur l’artiste camerounais Pascale Marthine Tayou. Jouissant aujourd’hui d’une ample reconnaissance, celui-ci développe depuis les années 1990 une pratique transversale (dessins, photographies, installations, sculptures, performances) pour laquelle il utilise notamment des objets glanés dans sa vie quotidienne en les détournant de leur usage premier. Très tôt, il a ajouté un « e » final à ses deux premiers prénoms, manière d’affirmer une identité d’artiste hybride et de remettre en question les attributs attachés aux genres – ce qui laisse déjà deviner sa tournure d’esprit et sa façon d’appréhender le monde, subtilement décalées.

S’emparant de tout l’hôtel de Montfaucon, il présente une vingtaine d’œuvres – principalement des installations – à la Collection Lambert. Dix d’entre elles sont inédites, quelques autres ont été réadaptées pour la circonstance, en adéquation avec la configuration des lieux. « Les Petits Riens, c’est mon appel d’urgence face aux terreurs multiples qui me tordent les boyaux. Mais je ferai en sorte que cette aventure se transforme en une performance ludique avec joie et humour», écrit Pascale Marthine Tayou dans le texte présentant l’exposition.

Un grand jeu de déconstruction

De fait, agencé suivant une scénographie très créative tirant pleinement profit des possibilités offertes par les espaces et les volumes de l’hôtel de Montfaucon, le parcours donne in fine le sentiment que l’artiste se livre ici à un grand jeu de déconstruction, haut en couleur, pour conjurer ses angoisses ou ses pensées les plus sombres. Avant même le début de la visite, dès le hall d’accueil, deux œuvres esquissent les premiers contours d’un univers drôlement singulier, à la fois méditatif et incisif : une constellation disparate de pavés de granit, chacun avec une face peinte en couleur, l’ensemble paraissant flotter sur les murs comme en apesanteur (Colourful Stones, 2023), et, fixés au plafond, trois imposants piquets de bois, la pointe de chaque piquet arborant une couleur du drapeau français (Semences BBR, 2023).

Les yeux se lèvent ensuite encore plusieurs fois vers les cimes, notamment pour attraper au vol Tornado (2019), installation aérienne à base de plaques de métal peintes suggérant une nuée d’oiseaux multicolores, et pour aspirer Oxygen (2023), évocation saisissante de la catastrophe écologique en cours sous la forme d’une forêt suspendue faite de bouquets de branches, hérissées pour certaines de bouteilles en plastique aux motifs colorés. Le long d’un couloir aux murs jaunes, Colonial Ghost (2022) fait surgir le spectre sinistre du colonialisme français et de l’évangélisation à marche forcée via une enfilade de croix christiques composées avec des statuettes de personnes noires portant des habits de différentes couleurs. Une belle démonstration de la capacité de l’art à sublimer le réel, aussi douloureux ou traumatique puisse-t-il être.

Représentant un planisphère modelé en terre cuite, sans aucune frontière apparente et parsemé de petits éclats miroitants, Terre commune (2023) traduit la vision universaliste d’un monde aux richesses multiples partageables horizontalement par tous les êtres humains, (enfin) unis au sein d’un ensemble indivisible. Œuvre en fragments épars, disséminés du sol au plafond à travers le parcours, Chains – des morceaux de chaînes métalliques brisées, aux embouts colorés – apparaît la plus symbolique de l’exposition : rien ne doit cadenasser l’imaginaire ni entraver la liberté de création, ici comme partout.

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Exposition
Temps de lecture : 3 minutes