Litanies mortifères

Chaque jour, radios et télévisions déversent des tombereaux de morts sur nos journées. Celles des migrant.es sont normalisées, alors que celles des « ordinaires » suscitent la colère. Ne laissons pas s’installer cette logique et refusons que le proche et le connu soient un critère de discrimination.

Rose-Marie Lagrave  • 12 juillet 2023
Partager :
Litanies mortifères
Un sauvetage de personne exilées en mer par SOS Méditerranée, en 2018.
© Anthony Jean / SOS MEDITERRANEE.

Dès potron-minet, radios et journaux déversent des tombereaux de morts sur nos journées. D’un côté, les décès ordinaires auxquels on s’attend et qui alimentent les faits divers (les tué·es de la route, les assassinées conjugales, les fins de vie devenues nécrologies) ; de l’autre, des cohortes de morts dont les chiffres monstrueux disent l’invraisemblable. De jour en jour, de mois en mois, l’invraisemblable est devenu ordinaire, et l’ordinaire invraisemblable.

Comment ne pas s’habituer à ces litanies et ne pas en rester à l’indignation ?

Les mort·es en Méditerranée ou dans la Manche sont normalisé·es en statistiques attestant de nouveaux records, d’une élévation de la courbe, d’un bilan qui ne cesse de s’alourdir. Les migrant·es envoyé·es à la mort ne sont pas individualisé·es mais forment une masse informe, corps collés les uns aux autres, ballottés et jetés sur la plage. Inscrit·es dans une filiation, une fratrie, une maisonnée, ils et elles échouent sur nos côtes, anonymes, les yeux encore ouverts sur un horizon espéré, falsifié, puis volé. À la merci d’hommes de main s’enrichissant du trafic d’êtres humains, ces migrant·es téméraires jouent leur va-tout, parce qu’ils et elles n’ont plus rien à perdre, sinon leur vie. Ces mort·es en sursis n’iront pas en enfer, car ils et elles l’ont déjà traversé. Pour eux et elles, la consigne de Dante est nulle et non avenue, puisque toute espérance les avait déjà quitté·es au moment où lâchaient les amarres.

L’écoute de cet égrenage quotidien induit une pétrification du cœur et de l’esprit à l’égard de ces mort·es lointain·es qui, certes, échouent sur nos rivages, mais dont on renvoie bien vite la responsabilité aux instances internationales, aux ONG, en se dédouanant individuellement par l’intermédiaire de dons et de manifestations. Comment ne pas s’habituer à ces litanies et ne pas en rester à l’indignation ?

Sur le même sujet : Ocean Viking : sur le pont pour sauver des vies

À l’inverse de cette distanciation pétrifiée, les mort·es ordinaires viennent crier sous nos fenêtres. Féminicides, personnes âgées victimes de la canicule ou du covid, racisé·es roué·es de coups par les forces de police : ces drames de proximité, eux, suscitent la colère. Devenus quotidiens pareillement aux morts exotiques, ils deviennent à leur tour invraisemblables tant on les croyait éradiqués par ces empilements de politiques publiques censées y mettre un terme. Le meurtre de Nahel à Nanterre s’inscrit dans une généalogie de crimes similaires et rappelle l’absence de considération et de justice à l’égard des jeunes racisé·es vivant dans des banlieues paupérisées. De faits divers ils deviennent scandales, passant du toléré à l’intolérable.

Selon un axe allant du proche au lointain, les mort·es acquièrent ou non un visage et une dignité, font l’objet d’indifférence ou d’indignation, et selon un principe de proximité stipulant qu’un·e migrant·e ukrainien·ne a la priorité sur un·e Afghan·e, les migrations sont plus ou moins tolérées. À la veille des débats sur une énième loi sur les migrations, ne laissons pas s’installer cette logique du fatalisme, et refusons que le proche et le connu soient un critère de discrimination entre les mort·es et entre les migrant·es encore vivant·es. 

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Idées
Temps de lecture : 3 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

« Un p’tit truc en plus » : une fable pour garder les yeux fermés
Intersections 21 mai 2024

« Un p’tit truc en plus » : une fable pour garder les yeux fermés

Dans le film Un p’tit truc en plus d’Artus, Céline Extenso pointe une dissimulation des violences concrètes que subissent les personnes handicapées, à l’instar de l’institutionnalisation.
Par Céline Extenso
L’empire qui ne veut pas mourir
Histoire 21 mai 2024 abonné·es

L’empire qui ne veut pas mourir

Dans La Malédiction de la muscade, le romancier et essayiste indien Amitav Ghosh retrace l’emprise de l’Occident sur le monde, depuis ses racines issues de la colonisation européenne jusqu’aux désastres écologiques en cours. Un périple traversant les frontières géographiques, temporelles et anthropologiques.  
Par François Rulier
« Si la coalition des droites l’emporte, cela pourrait entraîner la plongée vers le chaos »
Entretien 21 mai 2024 abonné·es

« Si la coalition des droites l’emporte, cela pourrait entraîner la plongée vers le chaos »

La tête de liste des Écologistes tente de défendre ses propositions proeuropéennes, comme le fonds de souveraineté écologique ou le droit de veto social. Et dénonce l’extrême droite de Jordan Bardella.
Par Vanina Delmas
Judith Godrèche : « Je sais que ma vérité est imparable » 
Entretien 15 mai 2024 libéré

Judith Godrèche : « Je sais que ma vérité est imparable » 

Moi aussi : c’est le nom du court-métrage que présente l’actrice et réalisatrice Judith Godrèche au festival de Cannes, ce mercredi. Un projet où l’on suit un millier de personnes ayant répondu à son appel à témoignages. Pour Politis, elle revient sur cette initiative et raconte l’intimité de son combat contre les violences sexistes et sexuelles.
Par Pauline Migevant