Alain Touraine, sociologue de l’action

Intellectuel de premier plan, décédé ce 9 juin, Alain Touraine a construit une sociologie des mouvements sociaux en contraste avec celle de Bourdieu. Il les a également étudiés à l’étranger, du Chili d’Allende à la Pologne de Solidarnosc, ainsi que les régionalistes occitans et les mobilisations féministes. 

Olivier Doubre  • 14 juin 2023 abonné·es
Alain Touraine, sociologue de l’action
Alain Touraine ne renia jamais sa proximité avec la « deuxième gauche » et la CFDT.
© ULF ANDERSEN / Ulf Andersen / Aurimages via AFP.

Comme c’est l’usage depuis plus de trois siècles, les chercheurs candidats à une chaire du prestigieux Collège de France, très confortable institution pour mener leurs recherches, rencontrent préalablement l’ensemble de leurs potentiels futurs collègues, dans une sorte de « campagne électorale ». Depuis la chaire allouée dans les années 1930 à Marcel Mauss, la sociologie n’y avait plus eu droit de cité jusqu’en 1969. Cette année-là, Raymond Aron fut élu à une chaire de « sociologie de la civilisation moderne », qu’il occupa jusqu’en 1978. Début 1981, quand fut décidée la création d’une nouvelle chaire de sociologie, Pierre Bourdieu obtint un vote très net en sa faveur, avec 22 voix, contre 10 à son concurrent… Alain Touraine. Cet épisode aurait pu être anecdotique si la ministre des Universités, Alice Saunier-Seïté, n’avait retardé le décret de sa nomination au prétexte de l’avis défavorable – mais seulement consultatif – de l’Académie des sciences morales et politiques. La ministre et, de notoriété publique, Valéry Giscard d’Estaing identifiaient l’élu Bourdieu « aux désordres de 1968 » ! Sa nomination officielle n’advint que le 1er février 1982, une fois François Mitterrand élu.

Sur le même sujet : 1995, quand l’engagement de Bourdieu devint public

Si Alain Touraine, qui vient de disparaître à l’âge de 97 ans, était apparu alors comme « le candidat du pouvoir », cette qualification peut néanmoins sembler assez injuste, sinon paradoxale. Il était loin d’être un sociologue « giscardien » ou de droite comme eussent pu être qualifiés Raymond Boudon ou Raymond Aron. Ses travaux n’avaient cessé en effet de porter sur les mouvements sociaux, d’abord ouvrier, puis, après 1968, sur ceux qualifiés de « nouveaux mouvements sociaux », féministes, écologistes, antinucléaires ou régionalistes. Il fut toujours soucieux d’étudier le conflit dans la société industrielle ou postindustrielle.

Par ses recherches et ses prises de position, il contribua largement à accompagner, mieux, à nourrir les analyses de la CFDT, à l’époque dirigée par Edmond Maire, alors qu’elle devait bientôt abandonner sa ligne autogestionnaire. Surtout, après des ouvrages sur « la conscience ouvrière », son premier travail qui fit date portait justement sur les événements de Mai 68, publié à peine quelques mois plus tard : Le mouvement de Mai ou le communisme utopique (Seuil, 1968). Lors d’un entretien en 2001, Alain Touraine expliquera Mai 68 comme « fondé sur la contradiction entre les discours ouvriéristes, trotskistes, et le contenu très nouveau des revendications individuelles ou culturelles », surtout de la jeunesse.

La méthode de « l’intervention sociale »

Passionné dès le début de sa carrière par « le conflit », il qualifie sa méthode sociologique comme celle de « l’intervention sociale », en allant à la rencontre des groupes mobilisés pour les aider à expliciter eux-mêmes le sens de leur action. Il la définit dans Sociologie de l’action (Seuil, 1965), à une époque marquée par le structuralisme puis le post-structuralisme, courant intellectuel expliquant l’effacement sinon la « mort de l’acteur » (comme de l’auteur, dira Foucault). Il la précise encore dans Le Retour de l’acteur (Seuil, 1984). Cela lui valut nombre d’attaques virulentes, non seulement de Bourdieu, qui considère l’individu non comme un acteur dans le monde social mais comme un « agent », mais aussi d’une grande part de la gauche intellectuelle de l’époque.

Il avait pourtant commencé par se faire embaucher, après la Libération, comme mineur de charbon à Valenciennes (Nord). Soit plus de vingt ans avant les étudiants et militants « établis » en usine, maos ou trotskistes, des années 1970. Né en 1925 près de Caen (Calvados) dans une famille bourgeoise, il grandit au milieu des livres et suit le cursus classique de l’élite intellectuelle française : classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand à Paris puis Normale sup (en 1945). Il poursuit des études d’histoire à la Sorbonne avec Ernest Labrousse, grand historien marxisant de l’école des Annales. Mais c’est lorsqu’il est mineur dans le Nord qu’il découvre dans une librairie, un dimanche, le livre du sociologue Georges Friedmann (1902-1977), Problèmes humains du machinisme industriel (Gallimard, 1946), véritable révélation qui fait enfin pour lui le lien entre ses intérêts intellectuels et le monde social.

Il écrit alors à Friedmann, qui le reçoit. Il commence ainsi ses premiers travaux en sociologie, le professeur l’envoyant sur le terrain, aux usines Renault. Après de nombreux travaux sur « la conscience ouvrière » (dont le livre éponyme de 1966), il élargit ses centres d’intérêt, toujours sur les conflits sociaux, en travaillant non seulement sur les nouveaux mouvements apparus dans l’élan de 1968, mais aussi à l’étranger, en Amérique latine, au Brésil et surtout au Chili d’Allende, avant le terrible coup d’État de Pinochet et le plan Condor de la CIA asservissant bientôt tout le sous-continent. Il y rencontre sa femme, chilienne, avec laquelle il a deux enfants, dont Marisol, future ministre de la Santé de François Hollande.

Proche de la CFDT et pro-Macron

Il ne renia jamais sa proximité avec la « deuxième gauche » et la CFDT, menant des recherches en Pologne sur Solidarnosc dès 1980, accompagné de jeunes collègues, François Dubet et Michel Wieviorka, où il eut « l’impression d’être dans l’histoire ». On peut dire qu’il suivra l’évolution politique de ce syndicat, toujours plus réformiste, jusqu’à des compromissions avec le néolibéralisme triomphant, de Jospin à Valls, rivalisant en privatisations et autres contre-réformes comme la loi El Khomri. En 1995, la « réforme Juppé », approuvée par Nicole Notat, alors à la tête de la CFDT, est d’abord soutenue par la fameuse pétition publiée par Esprit, intitulée « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale », qui fut même souvent désignée par son nom, en opposition – à nouveau ! – avec celle en « soutien aux grévistes » emmenée par Bourdieu (1).

1

Cf. sur cette polémique entre intellectuels : Le “décembre” des intellectuels français, Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti & Fabienne Pavis, éd. Liber-Raisons d’agir, 1998.

Enfin, début 2017, il écrivait dans Le Monde : « Voter Emmanuel Macron, c’est faire le choix de l’avenir contre le passé. » Et, après le scrutin, d’écrire : « Ces dernières décennies, ce qui était commun à tous les discours politiques, à toutes les postures idéologiques était l’absence de sens. Il n’y avait ni objectif, ni cap, ni cohérence. Emmanuel Macron rend possible le retour au sens. […] Les Français ont élu un “porteur de sens” parce qu’ils sont dotés d’une conscience forte. » En dépit de ses désaccords théoriques avec Bourdieu, dont il qualifia les travaux de « léninisme sociologique », on se contentera de dire que nombre de ses ouvrages méritent davantage que ses engagements politiques, surtout les plus récents… 

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