« La nuit du 12 » : l’esthétique féministe au service de la rédemption masculine

Le grand vainqueur des César a été célébré pour sa défense des femmes, voire son féminisme. Mais si la domination masculine y est mise en procès, c’est pour mieux préserver une de ses formes : la masculinité protectrice.

Fania Noël  • 12 avril 2023
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« La nuit du 12 » : l’esthétique féministe au service de la rédemption masculine
Le jeune Yohan (Bastien Bouillon), assoiffé de justice, et le blasé Marceau (Bouli Lanners).
© Fanny de Gouville

L’absence de femmes dans la catégorie la plus prestigieuse des Césars, « meilleur film », à la 48e cérémonie des Césars, a très vite été éclipsée par le grand gagnant, La Nuit du 12 de Dominik Moll, nominé dix fois et reparti avec six récompenses, dont celle du meilleur film. On y suit deux inspecteurs de la police judiciaire, enquêtant sur le viol et le meurtre de Clara (Lula Cotton-Frapier).

Fidèle aux codes du genre, au cœur du film, le duo de flics : l’enquêteur tourmenté, à la vie personnelle chaotique, le blasé Marceau (Bouli Lanners), et le jeune Yohan (Bastien Bouillon), assoiffé de justice. Contrairement à Bac Nord, le film a été célébré pour sa défense des femmes, voire son féminisme. Je me propose de l’analyser via le prisme du concept de l’autrice bell hooks (1), de regard contestataire, afin de mettre en lumière et déjouer la triple violence symbolique qu’il opère.

1

« The oppositional gaze : black female spectators », bell hooks, in Black American Cinema, Routledge, 2012.

La première, c’est la dissimulation de l’État et ses institutions comme opérateur de la domination masculine (2). La deuxième violence opère en canonisant Clara, faisant d’elle la victime parfaite, morte et silencieuse. Les jugements (y compris du père) sur sa vie sexuelle ou ses choix sont purement performatifs dans l’argumentaire du film. Ils ne sèment pas le doute sur la véracité du crime, comme c’est le cas avec des victimes imparfaites, vivantes et parfois à la mémoire défaillante, à l’instar de la série I May Destroy You, de Michaela Coel.

2

Pour elles toutes, Gwenola Ricordeau, Lux Éditeur, 2019.

Dans ce film où les éléments d’analyses féministes sont portés par les deux policiers – dans une opération d’autocritique en temps réel –, deux interventions féminines nous sont présentées : celle de la meilleure amie de Clara et celle de leur collègue Nadia (Mouna Soualem). Les femmes en groupe organisé, politique ou affinitaire, n’existent pas et les policiers sont à la fois défenseurs des femmes et hérauts des analyses sur la domination masculine. Le film nous présente des masculinités réflexives alors qu’il s’agit d’un réaménagement de l’archétype de l’homme protecteur (3).

3

Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Judith Butler, La Découverte.

Les femmes en groupe organisé, politique ou affinitaire, n’existent pas

L’affaire Clara correspond à ce que Gillian Harkins (3) appelle « crime mystique » dans son examen du film de Clint Eastwood Mystic River. Clara n’est qu’une parabole permettant introspection et rédemption pour Yohan et Marceau. Et si la domination masculine est mise en procès, en intégrant l’esthétique du féminisme sans ses éléments critiques et politiques, c’est pour mieux préserver une de ses formes : la masculinité protectrice.

4

« Virtual Predators », Gillian Harkins, in Social Text 115, vol. 31, 2013.

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