La Fabrique, 25 ans d’indépendance et d’engagements

La maison d’édition fondée par Éric Hazan célèbre son quart de siècle. Un beau succès pour ce lieu phare des pensées critiques. Et qui semble aussi susciter la surveillance du pouvoir.

Olivier Doubre  • 26 avril 2023 abonné·es
La Fabrique, 25 ans d’indépendance et d’engagements
Protestation devant devant le Consulat du Royaume-Uni, dans le 8ème Paris, le 18 avril, contre l’interpellation d’Ernest.
© Telmo Pinto / NurPhoto / NurPhoto via AFP.

Déjà, il y a quinze ans, Éric Hazan, éditeur et fondateur de La Fabrique, se félicitait dans Politis de la bonne santé de sa maison, après dix ans d’existence (1). Ce succès avait débuté modestement en 1998, à une époque où l’édition française connaissait – déjà ! – une forte concentration capitalistique, et où les éditeurs indépendants n’étaient pas légion : seules quelques maisons engagées étaient apparues récemment, comme Amsterdam, Les Prairies ordinaires, Le Croquant ou encore L’Éclat. Et l’éditeur regrettait d’ailleurs « l’isolement dans lequel on est plongé à Paris ».

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Lire l’entretien qu’il nous avait alors accordé, « Il faut recréer du commun », Politis n° 1024
du 30 octobre 2008.

Aujourd’hui, fière de fêter ce quart de siècle de publications et d’activité, la petite équipe de La Fabrique formée par le fondateur, en particulier les deux piliers de la maison, Stella Magliani-Belkacem et Jean Morisot, est impliquée et plus motivée que jamais pour poursuivre l’aventure. Le contexte a largement changé, en positif, au cours des quinze dernières années.

Jean Morisot salue en effet « la grande vitalité en France de la chaîne du livre indépendant aujourd’hui, qui est un ensemble allant des auteurs aux éditeurs, de la distribution aux librairies indépendantes, avec des correcteurs, des traducteurs, de relations avec des imprimeurs jusqu’à des médias indépendants comme Politis ! Cette chaîne, c’est tout cela ! » Et de saluer la création de nombreuses petites maisons d’édition indépendantes au cours de ces dix à quinze dernières années.

ZOOM : Une inquiétante tentative d’intimidation

Après l’arrestation à Londres d’Ernest, 28 ans, le responsable des droits étrangers des éditions La Fabrique (lire ici l’appel à sa libération, publié sur Politis.fr dès le lendemain, signé par la plupart des éditeurs français), Jean Morisot remarquait : « Ce qu’on oublie trop souvent, c’est que le commerce de livres inquiète les pouvoirs. »

Le 17 avril, accompagné de l’éditrice Stella Magliani-Belkacem, Ernest était d’abord longuement contrôlé à la gare du Nord – au point que les deux collègues ont raté leur train –, alors qu’ils partaient pour la Foire du livre londonienne. À la descente du train à Londres, deux agents en civil interpellent Ernest. Commence alors une séquence digne de Kafka, les agents anglais le bombardant de questions – aux sujets tous franco-français – sur sa « participation à des manifestations » et, plus insidieux, sur « les auteurs de La Fabrique opposés à Macron » – qui constituent évidemment 100 % du catalogue !

Les policiers britanniques travaillaient-ils, forts d’une législation plus arbitraire, sur « commande » de leurs homologues français ? Il demeure qu’Ernest devra se présenter devant un tribunal londonien car il a refusé de livrer les codes d’accès de son téléphone personnel et de son ordinateur professionnel. Or la loi antiterroriste britannique, digne de l’Ancien Régime, considère ce « refus de coopérer » comme un délit. L’abus de pouvoir semble ne plus avoir de limites.

Outre les deux très bonnes années 2020 et 2021 en raison des confinements dus au Covid, où les ventes ont souvent été exceptionnelles (malgré une baisse ensuite, en 2022), la dernière décennie a également vu la création d’une foultitude de librairies à travers le pays, souvent spécialisées dans un domaine éditorial particulier, avec de nombreuses tables de sciences humaines. Ce qui aide évidemment des maisons telles que La Fabrique.

Plumes prestigieuses et classiques

Mieux, toutes ces librairies et tous ces éditeurs, qui se développent en marge des concentrations des groupes éditoriaux et de distribution, « créent une émulation collective, des relais et des soutiens, et aussi des auteurs ». Et Jean Morisot de souligner qu’à La Fabrique « on dit souvent que la librairie, c’est à la fois le poumon et le pouls de cette chaîne ! ».

Avec 230 livres en vingt-cinq ans (dont 190 toujours disponibles), La Fabrique s’attache à publier des ouvrages de fond et peut se targuer d’avoir constitué un vrai catalogue. Avec nombre de plumes prestigieuses : Jacques Rancière, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Jean-Luc Nancy, Kristin Ross, Jean-Christophe Bailly, Enzo Traverso, Silvia Federici, Andreas Malm, Grégoire Chamayou, André Schiffrin, Nathalie Quintane, Françoise Vergès, Amira Hass, Sophie Wahnich, Michel Warschawski, Ivan Segré… Mais aussi des auteurs que l’on peut considérer comme des classiques des mouvements ouvriers et révolutionnaires, tels Marx, Lénine, Fourier, Villermé, Henri Lefebvre, Georges Labica, Daniel Guérin.

Ce catalogue, ce ne sont pas seulement des livres, ce sont d’abord des auteurs et surtout des lignes de fuite.

Impossible de les citer toutes et tous, mais, comme s’en félicite Jean Morisot, « c’est le legs d’Éric [Hazan], et ce catalogue comporte une vraie continuité ; ce ne sont pas seulement des livres, ce sont d’abord des auteurs et surtout des lignes de fuite, qui servent de base à des décisions éditoriales et qui aiguillent notre travail ».

La Domination policière, de Mathieu Rigouste

Ce sont aussi des livres et des auteurs qui refont surface, à l’instar de La Domination policière, de Mathieu Rigouste, paru il y a plus de dix ans, à une époque où le sujet n’était que peu abordé et qui est redécouvert régulièrement au gré des épisodes de violences policières – malheureusement de plus en plus fréquents.

De même le féminisme, avec des ouvrages dont s’emparent peu à peu les générations successives. « Au fil des années, le catalogue prend du sens et s’enrichit, grâce à l’héritage des publications passées. C’est aussi ce qui est satisfaisant dans ce travail. Et pourquoi nous sommes heureux de célébrer ces vingt-cinq ans d’existence, parce que nous avons une belle liste de parutions à venir et plein de projets », sourit Jean Morisot.

Les éditeurs de La Fabrique ont donc imaginé une série d’événements pour cet anniversaire, à travers le pays, d’une librairie amie à l’autre, avec des autrices et des auteurs convié·es à venir échanger avec les lectrices et les lecteurs. À Paris, des soirées festives sont programmées au Cirque électrique, à la porte des Lilas (2), où deux plumes de la maison viendront dialoguer sur un thème, en donnant largement la parole à la salle, puisque les lectrices et les lecteurs sont évidemment l’un des maillons primordiaux de cette « chaîne du livre indépendant ».

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Retrouvez le programme complet de tous ces événements sur le site de La Fabrique.

Le 1er juin, l’écrivain Tariq Ali présentera sa nouvelle publication, une biographie politique critique intitulée Churchill, sa vie, ses crimes, qui défait avec rigueur le mythe de cet ancien Premier ministre, lancé en grande partie par Margaret Thatcher au moment de la guerre des Malouines, et dont on sait trop peu l’opportunisme, le conservatisme étroit et rétrograde, et surtout la défense constante d’un impérialisme britannique alors déclinant, toujours aux frais – sanglants – des populations civiles colonisées.

Un grand livre, en librairie le 5 mai, que l’on brûle d’avoir entre les mains. Comme les autres publications à venir de La Fabrique. Pour continuer la lutte et la lecture de pensées et littératures critiques, en dépit des intimidations des pouvoirs (lire notre encadré).

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Temps de lecture : 5 minutes

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