Qui veut faire peur aux militant·es ?

Entre janvier et février, Politis a été alerté sur une dizaine de procédures pré-judiciaires visant des activistes. Au travers de gardes à vue violentes ou sans motifs, ou même de détentions provisoires sur des dossiers quasi vides, il semble se dessiner, du côté du pouvoir, une volonté d’intimider les mouvements sociaux.

Daphné Deschamps  • 6 mars 2023
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Qui veut faire peur aux militant·es ?
Un manifestant se fait interpeller par des policiers à Paris lors de la manifestation interprofessionnelle du 18 octobre 2022.
© Maxime Sirvins

« Cela fait des années que je défends des militant·es, mais je n’ai jamais vu ça, ce dossier ressemble presque à une mauvaise blague », peste Charlotte Bonnaire au téléphone. Cette avocate marseillaise défend une femme d’une trentaine d’années poursuivie pour « violences en réunion avec arme » sur trois policiers, « participation à un attroupement après la sommation de dispersion », « dissimulation de visage » et « refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques », c’est-à-dire la prise d’empreintes digitales.

Cet article est réalisé en partenariat avec Radio Parleur, qui publie un podcast spécifique sur les relevés signalétiques.

Placée en garde à vue le 2 février après une manifestation unitaire contre l’ouverture d’un local de Reconquête ! avenue du Prado, à Marseille, Louise* est poursuivie avec deux autres prévenus dans un dossier collectif. Les trois ne se connaissent pas, ont été arrêtés à trois moments de la manifestation par trois unités différentes (BAC Sud, CRS et CDI-13), et, au départ, le dossier de Louise n’était pas lié à celui de ses deux « coprévenus », poursuivis pour coups de pied et lancers de projectiles contre la police. Les deux dossiers ont été rassemblés par le parquet, et Louise, Léo* et Martin* ont été placé·es en détention provisoire dans l’attente de leur procès.

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Les prénoms ont été changés.

Un cas exceptionnel : la détention provisoire dans le cas d’une comparution à délai différé est, en théorie, réservée à des cas précis, à savoir quand le contrôle judiciaire ou le port d’un bracelet électronique ne sont pas suffisants pour préserver l’intégrité de l’enquête ou empêcher que les prévenu·es ne disparaissent dans la nature. Or l’affaire des « trois du Prado » ne correspond à aucun de ces cas de figure : les prévenu·es sont parfaitement intégré·es, étudiant ou salarié·es, et dans ce type de procédure les juges des libertés font généralement le choix d’un contrôle judiciaire.

Pourtant, le 4 février, après deux jours de garde à vue, Louise, Léo et Martin sont emmené·es et incarcéré·es à la prison des Baumettes. Ils et elle ne seront libéré·es que quatre jours plus tard, sur une demande de mise en liberté effectuée par leurs avocat·es. Une audience « presque comique », raconte Louise, qui décrit « un procureur pas du tout à l’aise avec la décision de son collègue lors de la demande de remise en liberté ».

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Elle s’attendait, au vu de son placement en détention provisoire, à un contrôle judiciaire assez sévère qui l’empêcherait de préparer une défense collective avec ses coprévenus. Il n’en est rien, et elle attend aujourd’hui un procès qui devait avoir lieu le 27 février et a été repoussé à la dernière minute au 28 mars. Pour elle, sa détention provisoire est une forme de « coup de pression » sur le mouvement antifasciste, qui a pour but de « faire peur » aux militant·es.

Pas de poursuites, pas de procès-verbaux

Les « coups de pression » sur les mouvements sociaux – gardes à vue sans suite ou contrôles judiciaires sur des dossiers presque vides – semblent se multiplier ces derniers temps. Entre janvier et février, en plus des « trois du Prado », une dizaine d’événements nous ont été rapportés de différents mouvements dans tout l’Hexagone, concernant une cinquantaine de personnes à Paris, Rennes, Grenoble ou encore Marseille.

Deux histoires en particulier illustrent cette dynamique répressive. Dans la nuit du 15 février, quatre colleuses du mouvement Relève féministe sont placées en garde à vue après un collage place de la Nation à Paris. Or un placement en garde à vue ne peut avoir lieu que si l’infraction commise ou soupçonnée peut être punie d’une peine de prison – ce qui n’est pas le cas des collages.

Les colleuses ont été placées en garde à vue pour injures, diffamation et outrage à personne dépositaire de l’autorité publique, car leur message s’en prenait nommément à Emmanuel Macron, Élisabeth Borne et surtout Olivier Dussopt, qualifié d’« imposteur, assassin, sexiste ».

« Sauf qu’Olivier Dussopt n’est pas une personne dépositaire de l’autorité publique, et que les qualificatifs employés reprennent ce que le député Aurélien Saintoul avait dit à ­l’Assemblée deux jours plus tôt au sujet des mort·es au travail », explique Marie, une des colleuses. Ce qui réduit donc, selon elles, la légitimité de leur arrestation. Quoi qu’il en soit, elles n’en sauront probablement jamais le réel motif, car elles ont été libérées le lendemain, sans poursuites supplémentaires.

 Pendant la garde à vue, un des policiers nous a expliqué qu’ils ne pouvaient pas nous laisser sortir parce que c’était un sujet politique.

« Pendant la garde à vue, un des policiers nous a expliqué qu’ils ne pouvaient pas nous laisser sortir parce que c’était un sujet politique et qu’on avait attaqué les hautes sphères de la société avec nos collages. Un autre a ajouté qu’on allait devoir être gentilles avec eux pour ne pas subir de conséquences », raconte Laura. « Ils se demandaient s’il fallait nous libérer avant la manifestation ; du coup, ça m’a motivée à y aller », ironise-t-elle.

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Sans poursuites, les colleuses n’ont pas accès aux procès-­verbaux de leur garde à vue, aussi leur avocate a déposé une requête à l’IGPN pour les obtenir. « Ils voulaient nous intimider avant le 7 mars, sauf que ça nous radicalise : vu que de toute façon on est arrêtées pour rien, autant continuer à y aller », conclut Sabine.

Trois semaines plus tôt, le 23 janvier, des étudiant·es annoncent une occupation du campus Condorcet de l’EHESS, à Aubervilliers. Moins d’une demi-heure après, les forces de l’ordre interviennent et 29 personnes sont placées en garde à vue pour « dégradations ».

Une dizaine ont témoigné d’une détention éprouvante, violente, voire traumatisante. Certain·es évoquent des violences subies lors de cette garde à vue : moqueries, prises en photo et en vidéo par les policiers sur leurs smartphones personnels, coups, insultes, articulations tordues pour forcer des prises d’empreintes, prises d’ADN forcées, menaces de taser…

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Plusieurs racontent aussi l’enfermement, au milieu de la nuit, de seize d’entre eux, « entassés dans une cellule pour deux alors que le commissariat est quasiment vide, qui crient, étouffent de chaleur, supplient pour un peu d’air, mais rien à faire ». Ils et elles sortiront des commissariats d’Aubervilliers et d’Épinay-sur-Seine le lendemain, après vingt-deux heures de garde à vue, sans poursuites.

Pour Raphaël Kempf, l’un de leurs avocats, cette absence de poursuites est une manière de ne pas reconnaître que le dossier est vide : « S’il tenait même un minimum la route, il y aurait eu des comparutions immédiates en correctionnelle, comme très régulièrement dans les contextes de mouvements sociaux, explique-t-il. On utilise des infractions annexes, les dégradations légères, des tags et le recouvrement de peinture de caméras de surveillance. Ce sont des infractions qui ne justifient pas un placement en garde à vue, et celle-ci est détournée à des fins autres qu’une enquête judiciaire. »

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Pour lui, il s’agit d’un comportement policier classique à l’endroit d’arrestations dans un contexte politique, accompagnées d’une situation dans laquelle la police peut faire usage de la force. Dans le cas des étudiant·es de Condorcet comme dans celui des colleuses de Relève féministe, absence de poursuites signifie absence de procès-verbaux et de détails sur la garde à vue, sauf requête à l’IGPN, ce qui prend quelque temps.

Une volonté de neutraliser l’engagement militant

Dans chacun des témoignages recueillis, le même sentiment revient, celui d’une volonté de « traumatiser » les mouvements sociaux. Pour Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en science politique à Paris-8 et spécialiste de la justice pénale et de la répression, c’est un sentiment qui n’est pas anodin et trouve un fond de vérité : « Il est compliqué de savoir s’il y a une répression judiciaire plus forte. Les condamnations proprement dites, avec mandat de dépôt et peines de prison ? Peut-être pas. En revanche, il y a une multiplication des interpellations à des fins de garde à vue, qui ont plusieurs objectifs : neutraliser, empêcher de continuer une lutte, empêcher de manifester… Et faire peur, alerter, casser des engagements militants, notamment dans le cas de jeunes ou de primo-manifestant·es qui peuvent être complètement traumatisé·es par leurs gardes à vue. »

Les militant·es anticipent leur propre répression, ce qui place l’acte politique dans une dynamique déjà antagoniste.

Selon elle, la fonction de la garde à vue a évolué durant la seconde moitié des années 2010, devenant celle d’une « répression préventive, policiaro-judiciaire avant le moment judiciaire effectif ».

Face à cette évolution, les formations « anti-répression » se multiplient dans les milieux militants : « Ça dit quelque chose de l’importance de la garde à vue, considère Vanessa Codaccioni. Les militant·es anticipent leur propre répression, ce qui place l’acte politique dans une dynamique déjà antagoniste. » 

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