Mauvaises filles

L’historienne et féministe Christelle Taraud clame dans cette chronique son amour pour les « filles des champs ou du macadam, filles de fortifs ou de bidonvilles, filles de joie ou bien de peine »… et toutes les autres.

Christelle Taraud  • 25 janvier 2023
Partager :
Mauvaises filles
© Matt Moloney / Unsplash.

J’aime les « mauvaises filles ».

Celles qui sont nées au mauvais endroit au mauvais moment. Filles des champs ou du macadam, filles de fortifs ou de bidonvilles, filles de joie ou bien de peine. Nées sans pères de filles-mères ou dans des familles déglinguées, fruits de l’inceste ou du viol, ou bien encore d’amours libres – libres pour qui ? –, de connexions passagères, de relations fugaces où le plaisir souvent donné et rarement reçu se paye cash parce que les mères, et bientôt les filles, sont de « mauvaises filles ». De génération en génération, la femme est criminelle, écrit en 1895 Cesare Lombroso.

J’aime les « mauvaises filles ».

Celles qui ont grandi à la va-comme-je-te-pousse, l’école si peu encore, juste le temps d’apprendre que le « masculin l’emporte toujours sur le féminin » – sans rire – et déjà les premières agressions subies, pour prouver la maxime, dans les toilettes des cours de récré ou sur le chemin de l’école ou de la maison. La terreur et la sidération sur fond de rumeur galopante. La réputation d’une fille, c’est sa virginité physique mais aussi morale. Une « fille qui en a touché », consentante ou pas, est une fille partagée, une fille dégradée, une fille perdue. La première chute, toujours la pire, qui fait de vous une « mauvaise fille ».

Les gouailleuses, les harengères, les rebelles de tout acabit. Les vagabondes et les fugueuses, les « hystériques » et les « vicieuses », les « putes » et les cheffes de bande…

J’aime les « mauvaises filles ».

Celles qui travaillent depuis leur plus jeune âge pour des queues de cerise. Travail domestique, zéro pointé. Travail agricole, zéro pointé. Travail en usine, des salaires, certes, mais de misère. À peine de quoi survivre. Et ce qui va avec le travail des femmes. Des ouvrières en cloque de patrons ou de contremaîtres libidineux. L’usine est un bordel et le bordel une usine. Virées grosses. Avortées à l’aiguille à tricoter sur des tables de cuisine. Mères infanticides par désespoir. Des ouvrières en cloque de leurs maris ouvriers. À répétition. Harassées, exsangues. Flora Tristan, socialiste et féministe, dira dans les années 1840 : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire. »

J’aime les « mauvaises filles ».

Les gouailleuses, les harengères, les rebelles de tout acabit. Les vagabondes et les fugueuses, les « hystériques » et les « vicieuses », les « putes » et les cheffes de bande… « Déviantes », disait-on, de gré ou de force. Toutes les enfermées des maisons closes et des prisons pour mineures. Ces structures de dressage. Car les « mauvaises filles » sont des « animaux » qu’il faut mettre en cage.

J’aime les « mauvaises filles ».

Comme nous les racontent l’historienne Véronique Blanchard, la cinéaste Émérance Dubas et la metteuse en scène Sandrine Lanno, avec une bienveillance sorore qui fait chaud au cœur. 


Vagabondes, voleuses, vicieuses, Véronique Blanchard, Pocket, 2022, et, avec David Niget, Mauvaises filles. Incorrigibles et rebelles, Textuel, 2016.

Mauvaises filles, Émérance Dubas, documentaire, 2022, en salle.
Mauvaises filles !, Sandrine Lanno, création théâtrale, L’Indicible Compagnie, Théâtre du Rond-Point, à Paris, du 7 mars au 2 avril.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Idées
Temps de lecture : 3 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

« Un p’tit truc en plus » : une fable pour garder les yeux fermés
Intersections 21 mai 2024

« Un p’tit truc en plus » : une fable pour garder les yeux fermés

Dans le film Un p’tit truc en plus d’Artus, Céline Extenso pointe une dissimulation des violences concrètes que subissent les personnes handicapées, à l’instar de l’institutionnalisation.
Par Céline Extenso
L’empire qui ne veut pas mourir
Histoire 21 mai 2024 abonné·es

L’empire qui ne veut pas mourir

Dans La Malédiction de la muscade, le romancier et essayiste indien Amitav Ghosh retrace l’emprise de l’Occident sur le monde, depuis ses racines issues de la colonisation européenne jusqu’aux désastres écologiques en cours. Un périple traversant les frontières géographiques, temporelles et anthropologiques.  
Par François Rulier
« Si la coalition des droites l’emporte, cela pourrait entraîner la plongée vers le chaos »
Entretien 21 mai 2024 abonné·es

« Si la coalition des droites l’emporte, cela pourrait entraîner la plongée vers le chaos »

La tête de liste des Écologistes tente de défendre ses propositions proeuropéennes, comme le fonds de souveraineté écologique ou le droit de veto social. Et dénonce l’extrême droite de Jordan Bardella.
Par Vanina Delmas
Judith Godrèche : « Je sais que ma vérité est imparable » 
Entretien 15 mai 2024 libéré

Judith Godrèche : « Je sais que ma vérité est imparable » 

Moi aussi : c’est le nom du court-métrage que présente l’actrice et réalisatrice Judith Godrèche au festival de Cannes, ce mercredi. Un projet où l’on suit un millier de personnes ayant répondu à son appel à témoignages. Pour Politis, elle revient sur cette initiative et raconte l’intimité de son combat contre les violences sexistes et sexuelles.
Par Pauline Migevant