Tombeaux (littéraires) pour victimes de la Shoah

Éminente spécialiste du judéocide par les nazis, l’historienne Annette Wieviorka retrace le passé de sa propre famille, dont une bonne part disparut à Auschwitz.

Olivier Doubre  • 19 octobre 2022 abonné·es
Tombeaux (littéraires) pour victimes de la Shoah
© Gendarme de garde au camp de transit de Pithiviers (45). Photo prise entre 1941 et 1943. (Photo : FOND CERCIL / AFP.)

On connaît le travail d’Annette Wieviorka sur la Shoah, en particulier L’Ère du témoin (1), l’un des ses maîtres-ouvrages, où elle mettait justement en exergue la mémoire de la tragédie, avertissait déjà de la prochaine et inévitable disparition des témoins. Dans ce nouveau livre très personnel, la grande historienne, tout en suivant les principes de sa discipline scientifique, peut aussi se retourner sur son propre parcours – et sur celui de sa propre famille.

Tombeaux. Autobiographie de ma famille. Annette Wieviorka, éd. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 380 pages, 21 euros.

Nous l’avions interrogée l’an dernier lorsqu’elle avait publié un récit analysant « ses » _Années chinoises (2), ces deux années où, maoïste convaincue, elle était partie s’installer avec son mari et sa progéniture dans la Chine de Mao, de 1974 à 1976, pour y enseigner le français. Où elle reconnaissait que «le totalitarisme a une vraie puissance de séduction».

Or c’est au retour de ce séjour, douloureux au quotidien, qu’elle embrasse le métier d’historienne, en ayant le sentiment (exprimé à la fin du livre) «d’avoir trahi la mémoire de [ses] grands-parents, assassinés à Auschwitz, en servant un de ces régimes totalitaires de “l’âge des foules”».

Cette vocation commence d’ailleurs, dès la fin des années 1970, par le projet – finalement abandonné – d’écrire un livre consacré à son grand-père paternel, Wolf Wieviorka, journaliste et écrivain (en yiddish) né en Pologne, débarqué à Paris dans les années 1920.

© Politis

Ce livre, élargi à l’ensemble de sa famille – ses deux branches, maternelle (les Perelman) et paternelle (les Wieviorka) –, elle a finalement mis près de quarante ans à l’écrire. Tel un exercice de microhistoire, ces Tombeaux sont d’abord une véritable leçon d’histoire, et sans doute d’historiographie.

Réflexion sur le présent

Annette Wieviorka retrace les parcours des Juifs polonais installés dans cette France qui, après la saignée des tranchées et son million et demi de morts, est demandeuse de travailleurs qui subissent, comme les migrants d’aujourd’hui, toutes les tracasseries administratives pour leurs papiers. Avec grand soin, elle reconstitue les environnements économiques, sociaux, culturels de ces familles qu’elle parvient à faire «réapparaître».

Ce livre est une épreuve de lecture. Une épreuve nécessaire.

Certains parviennent à passer en Suisse, d’autres sont pris «dans la nasse de Nice», encerclée à l’automne 1943 «par la Gestapo antijuive» commandée par le SS Aloïs Brunner, comme le seront Simone Veil et sa famille, le père de Serge Klarsfeld ou la famille du grand historien Jules Isaac. Poursuivant jusqu’après la Libération, pour ceux qui ont échappé à la traque, ou son oncle Roger, le seul qui rentrera d’Auschwitz après quinze mois d’esclavage au fond d’une mine de charbon.

L’auteure amène finalement une réflexion sur le présent, dans ce livre écrit en partie pendant la période de confinement, où elle évoque aussi (à la fin) la guerre en Ukraine «dont on ne sait comment elle finira». Elle essaie ainsi de décrypter, sinon deviner, ce que sa famille pouvait penser durant l’Occupation et les stratégies que les siens ont pu mettre en œuvre pour se sauver. Ce livre est donc aussi une épreuve de lecture. Une épreuve nécessaire.


(1) L’Ère du témoin, [éd. Plon, 1998], éd. Hachette/Pluriel, 2013.

(2) Mes Années chinoises, éd. Stock, 2021.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

« Un p’tit truc en plus » : une fable pour garder les yeux fermés
Intersections 21 mai 2024

« Un p’tit truc en plus » : une fable pour garder les yeux fermés

Dans le film Un p’tit truc en plus d’Artus, Céline Extenso pointe une dissimulation des violences concrètes que subissent les personnes handicapées, à l’instar de l’institutionnalisation.
Par Céline Extenso
L’empire qui ne veut pas mourir
Histoire 21 mai 2024 abonné·es

L’empire qui ne veut pas mourir

Dans La Malédiction de la muscade, le romancier et essayiste indien Amitav Ghosh retrace l’emprise de l’Occident sur le monde, depuis ses racines issues de la colonisation européenne jusqu’aux désastres écologiques en cours. Un périple traversant les frontières géographiques, temporelles et anthropologiques.  
Par François Rulier
« Si la coalition des droites l’emporte, cela pourrait entraîner la plongée vers le chaos »
Entretien 21 mai 2024 abonné·es

« Si la coalition des droites l’emporte, cela pourrait entraîner la plongée vers le chaos »

La tête de liste des Écologistes tente de défendre ses propositions proeuropéennes, comme le fonds de souveraineté écologique ou le droit de veto social. Et dénonce l’extrême droite de Jordan Bardella.
Par Vanina Delmas
Judith Godrèche : « Je sais que ma vérité est imparable » 
Entretien 15 mai 2024 libéré

Judith Godrèche : « Je sais que ma vérité est imparable » 

Moi aussi : c’est le nom du court-métrage que présente l’actrice et réalisatrice Judith Godrèche au festival de Cannes, ce mercredi. Un projet où l’on suit un millier de personnes ayant répondu à son appel à témoignages. Pour Politis, elle revient sur cette initiative et raconte l’intimité de son combat contre les violences sexistes et sexuelles.
Par Pauline Migevant