« Les Harkis » de Philippe Faucon : la grande trahison

Le film éclaire avec justesse le sort déchirant des supplétifs de l’armée française dans la guerre d’Algérie.

Christophe Kantcheff  • 11 octobre 2022 abonné·es
« Les Harkis » de Philippe Faucon : la grande trahison
© Photo : Pyramide Films.

En 2005, Philippe Faucon réalisait La Trahison, dont l’action se déroule durant la guerre d’Algérie. Il y revient aujourd’hui avec Les Harkis.

Les Harkis, Philippe Faucon, 1 h 22

D’une certaine façon, la question coloniale et postcoloniale traverse tout son cinéma : que ce soit avec Samia (2000), La Désintégration (2011), Fatima (Prix Louis-Delluc 2015 et César du meilleur film 2016) ou même Amin (2018).

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le cinéaste réalise un deuxième film sur cette période clé, celle de la guerre de libération – comme l’ont appelée les Algériens – dont les effets se font encore sentir plus ou moins souterrainement dans la société française.

La Trahison mettait en scène des appelés du contingent maghrébins effectuant leur service militaire dans leur pays d’origine. On sait que beaucoup d’entre eux, après les accords d’Évian de mars 1962, ont pu continuer à servir dans l’armée française. Les harkis constituent une population très différente : ce sont des hommes enrôlés sur place comme supplétifs, et leur sort fut beaucoup moins enviable.

Philippe Faucon instaure d’emblée un climat de terrible violence. Dans un village, un père trouve devant chez lui un panier. Il l’ouvre et lui apparaît la tête de son fils aîné décapité. C’est le prix à payer quand on tombe aux mains des « rebelles » et qu’on s’est, comme lui, engagé comme supplétif.

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Les raisons d’un tel engagement ? Le film en suggère deux, pas forcément liées. Il peut y avoir une sorte de fidélité à la France : c’est le cas du père, qui a lui-même servi ce pays autrefois et félicite son second fils, Salah (Mohamed Mouffok), de prendre la relève de son frère assassiné. Mais c’est surtout le fait d’une nécessité.

Un film sans personnage principal

Avec la guerre, nombre de paysans sont dans l’impossibilité de cultiver leurs champs ou d’élever leurs bêtes. Être harki est la seule alternative pour continuer à nourrir sa famille. Cet acte est donc essentiellement contraint : du début jusqu’à la fin, la liberté du harki est une chimère.

De ce point de vue, le personnage de Krimou (El Mehdi El Hakimy) est le plus emblématique. Combattant du côté FLN, il est fait prisonnier par une unité de l’armée française conduite par le lieutenant Pascal (Théo Cholbi) – celle qui est au centre du récit, Les Harkis étant un film collectif, sans personnage principal. Krimou est torturé et gardé vivant… à condition qu’il change de camp.

Sa première mission consiste à guider les Français vers les siens afin qu’ils soient abattus. Ce dialogue entre deux autres harkis du même groupe est éloquent : « Krimou est pris au piège. Il a parlé sous la torture. Le lieutenant lui a dit qu’il serait protégé, avec nous. – Le fellagha reste un fellagha. – Plus maintenant. Bientôt, il sera un des plus acharnés. Il sait que les autres le tueront, même s’il nous trahit. Il a donné tous les siens. »

Le mot « piège » est essentiel. Krimou, de la façon la plus horrible, mais plus largement tous les harkis sont pris dans un engrenage de soumission qui annihile leur conscience. Ils sont les victimes d’un jeu cruel, où faux-semblants, loyauté et trahison ont à peu près le même sens.

Le film montre comment les atrocités d’une guerre coloniale ont induit celles d’une guerre civile.

C’est flagrant dans une séquence particulièrement forte du film : afin de supprimer un chef militaire algérien, quelques harkis, dont Krimou, se font passer pour des rebelles ayant des messages à transmettre. Philippe Faucon montre là, comme peu souvent au cinéma, les profondes blessures qui s’ajoutent aux terribles violences physiques de ce conflit particulier. Autrement dit, comment les atrocités d’une guerre coloniale ont induit celles d’une guerre civile.

Mais il est encore une autre trahison, immense celle-là, que le film raconte en détail. C’est la manière dont l’armée française a abandonné les harkis à leur sort – autrement dit à la vengeance du FLN, qui n’a tenu aucun compte des prétendues garanties concernant les supplétifs obtenues par le général de Gaulle dans les accords d’Évian.

La chronologie du film avance au rythme des pourparlers engagés par le chef de l’État français et les responsables du FLN. La radio en rend compte, qui sème le doute parmi les harkis, avant que l’unité du lieutenant Pascal ne soit transférée dans un lieu désert, pour que les grandes manœuvres du départ des troupes françaises et des civils ne leur soient pas visibles, et afin de pouvoir facilement les désarmer.

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Photo : Pyramide Films.

Le cynisme (ou l’hypocrisie, au choix) des gradés est un classique du comportement de la hiérarchie militaire. Inversement, le lieutenant Pascal, vivant chaque jour auprès de ses hommes, n’est pas décidé à les abandonner.

Une mise en scène sans voyeurisme

Le cinéaste pointe cette différence d’attitude où interfère la part d’humanité d’un jeune homme sous les drapeaux, dont l’intérêt personnel devrait le conduire à s’en tenir aux ordres reçus. D’autant que, là aussi, la situation est minée par un légitime manque de confiance de la part des harkis envers ce lieutenant, dont ils ignorent les risques qu’il prend face à ses supérieurs.

Philippe Faucon est passé maître dans ce qu’il suffit de montrer pour toucher la psyché du spectateur et déployer son imaginaire. Tenant d’une mise en scène rigoureuse, éloignée du voyeurisme (cf. la scène de torture), il use de plans fixes ou, à tout le moins, d’une caméra posée sur pied.

Ce qui n’amenuise en rien l’intensité de la réalité qu’il filme, contrairement à ce que croient les adeptes de la caméra à l’épaule collant à l’action. Il y a dans Les Harkis une forme de brutalité sèche exprimant avec justesse le drame qui se noue, sans exclure la complexité des situations. Ce sont là les marques d’un très grand film.

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Cinéma
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