La Ve République bouge encore

Si le résultat des législatives a mis en difficulté le pouvoir exécutif, il peut toujours compter sur les nombreux atouts que lui offre la Constitution pour contraindre le Parlement.

Michel Soudais  • 29 juin 2022 abonné·es
La Ve République bouge encore
© Christophe ARCHAMBAULT / AFP

Avec une majorité relative à l’Assemblée nationale, la plus courte jamais vue sous la Ve République, l’exécutif est désormais fragile. A-t-il encore la force de gouverner ? Emmanuel Macron le croit et se dit « confiant sur le fait [de pouvoir] avancer », dans un entretien à l’AFP, samedi. En confirmant, dans le même entretien, Élisabeth Borne à son poste et en lui demandant d’« explorer avec les groupes de l’Assemblée nationale qui correspondent à des forces politiques de gouvernement le degré de coopération auquel ils sont prêts », il transforme nécessité en vertu.

Le Président omnipotent du précédent quinquennat est contraint de laisser sa Première ministre et son gouvernement parlementer – c’est le mot – avec les députés dans l’espoir de pouvoir faire voter non pas ses textes mais des lois s’approchant de ce qu’il souhaite. S’opère ainsi un retour à la lettre des institutions de la Ve République, qui était à l’origine un régime parlementaire. Mais celui d’un parlementarisme rationalisé imaginé pour « faire face à l’hypothèse d’un gouvernement privé de majorité absolue à l’Assemblée », rappelle Jean-Jacques Urvoas, ancien président (PS) de la commission des lois, maître de conférences en droit public.

Les procédures prévues à l’article 49 de la Constitution concernant la mise en jeu de la responsabilité gouvernementale ont ainsi été conçues pour rendre exceptionnelle la chute d’un gouvernement. Si le premier alinéa le prévoit, obtenir un vote de confiance de l’Assemblée nationale « sur une déclaration de politique générale » n’a rien d’obligatoire. En 1988, 1991 et 1992, Michel Rocard, Édith Cresson et Pierre Bérégovoy, qui disposaient également d’une majorité relative, purent s’en dispenser. L’article 50-1 de la Constitution autorise en effet le gouvernement à « faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité ».

En 111 tentatives depuis 1958, le gouvernement n’a été renversé qu’une seule fois, le 5 octobre… 1962.

Rien n’oblige donc Élisabeth Borne à exposer sa fragilité numérique en engageant la responsabilité de son gouvernement à l’issue de son discours de politique générale, prévu le 5 juillet, si dans les négociations engagées avec les groupes parlementaires elle n’obtient pas l’assurance qu’un nombre suffisant de députés sont prêts à voter la confiance ou à s’abstenir. Comme Pierre Bérégovoy, elle pourrait crânement déclarer : « Je sais qu’il m’a été demandé, sur quelques bancs, de poser la question de confiance. Je sais que le gouvernement ne dispose que d’une majorité relative. Je sais aussi qu’il n’existe pas ici de majorité de rechange. L’opposition peut déposer une motion de censure. Je ne la redoute pas. »

Annoncé comme possible par La France insoumise, une motion de censure n’a que peu de chance d’être votée par 289 députés, la majorité requise pour faire tomber le gouvernement. Le Rassemblement national (89 députés) et les Républicains (61 députés) ont déjà exprimé leur position respective : à ce stade, ils ne perçoivent pas l’intérêt de censurer le gouvernement. Rien ne dit non plus qu’ils acceptent de voter un jour une motion présentée par la Nupes, et inversement. Or l’article 49-2 qui régit la motion de censure agrège de facto les absents et les abstentionnistes aux soutiens de l’exécutif, rendant très difficile l’obtention d’une majorité absolue de 289 députés. En 111 tentatives depuis 1958, le gouvernement n’a été renversé qu’une seule fois, le 5 octobre… 1962.

À l’inverse, une majorité relative suffit à faire adopter des projets de loi. C’est même fréquemment le cas quand peu de députés sont présents. La loi de Finances pour 2022 a été adoptée le 15 décembre dernier par 142 voix contre 50 et 1 abstention. La majorité requise pour l’adoption de la loi de Finances 2020 – avant le covid, donc – n’était que de 54 voix, avec 108 députés votants. Et en cas de forte mobilisation des oppositions sur un texte, il conserve la possibilité d’engager sa responsabilité via l’article 49-3, qui répute le texte adopté sauf si une motion de censure déposée par 58 députés au moins est adoptée. Imaginé par d’anciens présidents du Conseil de la IVe République, ce mécanisme a été conçu comme « une arme destinée à repousser la coalition des contraires dans l’Hémicycle », rappelle Jean-Jacques Urvoas. La limitation de son usage, imposée par la révision constitutionnelle de 2008, reste relative. Si elle ne permet au gouvernement d’y recourir qu’« une fois par session » en plus de la loi de Finances et celle du financement de la Sécurité sociale, une année parlementaire comptant trois sessions, une « ordinaire » d’octobre à juin, et deux réputées « extraordinaires » en juillet et septembre, l’exécutif peut dégainer le 49-3 cinq fois par an.

Pour Nicolas Rousselier, auteur de La Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles (Gallimard), « depuis le 19 juin, la “République du président” a une image écornée, mais elle n’est pas remise en cause de fond en comble ». Ce professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po estime que le gouvernement va devoir « naviguer à vue » et qu’« un management parlementaire prosaïque du quotidien est possible ». Notamment en raison des nombreux outils du parlementarisme rationalisé à sa disposition dans la Constitution. Citons entre autres l’article 44-3, qui permet au gouvernement de demander que l’Assemblée « se prononce par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par » lui ; c’est la procédure du « vote bloqué ». Ou l’article 38, qui lui permet d’obtenir une habilitation à légiférer par ordonnances. Ou encore l’article 40, qui permet au président de la commission des finances ou celui de l’Assemblée de déclarer irrecevables les propositions et amendements des parlementaires qui « auraient pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ».

Si l’on ajoute à ces procédures non exhaustives le fait que le Conseil constitutionnel a été créé dans le rôle avoué de maintenir le Parlement dans les limites qui lui sont assignées, il est abusif de croire que l’Assemblée issue du scrutin du 19 juin serait ingouvernable. Le gouvernement est sans doute gêné dans ses projets, mais il n’est pas totalement désarmé. La Cinquième résiste encore.

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