Transnistrie : Parano pro-russe au pays qui n’existe pas

Dans cette petite république séparatiste aux confins de la Moldavie et de l’Ukraine, la propagande du Kremlin tourne à plein régime pour convaincre la population de l’imminence d’une guerre.

Sylvain Biget  • 4 mai 2022 abonné·es
Transnistrie : Parano pro-russe au pays qui n’existe pas
© Sylvain Biget

À la suite d’une série d’attentats, la population de la Transnistrie craint une attaque de la Moldavie, de la Roumanie ou de l’Ukraine. Pro-russe, ce pseudo-État habituellement neutre est désormais attentif au narratif martelé par le Kremlin. Les autorités de Tiraspol cherchent à montrer à Moscou que le territoire est en difficulté et l’appellent à trouver une solution.

Tiraspol, 27 avril. Julia, une jeune trentenaire, boucle sa valise et part rejoindre ses parents qui vivent dans ce qu’il reste d’un kolkhoze dans le village de Krasnenkoe tout au nord de la Transnistrie. À la sortie de Bender, la ville frontalière avec la Moldavie, un embouteillage géant s’est formé en quelques heures. Ils seraient 20 000 à quitter le pays. Parmi eux se trouvent également des réfugiés ukrainiens venus du sud-ouest de l’Ukraine, dont la seule issue était la Transnistrie. Ils sont plusieurs milliers à être accueillis à Tiraspol, sans que le gouvernement local explique pourquoi ils se trouvent ici.

Si la population a peur, c’est parce que, depuis quelques jours, plusieurs actes « terroristes » ont eu lieu sur le territoire de la Transnistrie. L’ambiance anxiogène qui règne depuis le début de l’invasion russe en Ukraine s’est encore renforcée. Le 25 avril, trois tirs de RPG-18 et 27 ont touché le siège étrangement vide du ministère de la Sécurité locale, autrement connu sous l’appellation « KGB ». Des lance-roquettes exclusivement employés par les armées de Russie, de Transnistrie et du Gabon. Un élément qui autorise la présidente moldave, Maia Sandu, à ironiser, estimant que les auteurs ne devaient certainement pas venir du Gabon. Le lendemain, un peu plus au nord, à Grigoriopol, ce sont deux antennes servant à diffuser la radio russe qui ont été détruites par des explosifs.

Après de fausses alertes à la bombe dans les écoles, cela faisait plusieurs semaines que des rumeurs sur la préparation d’une attaque de la part de l’Ukraine ou encore de la Moldavie et de la Roumanie circulaient parmi la population. L’armée est en état d’alerte et l’on ne croise aucun soldat dans les rues de Tiraspol. Avant même ces événements, Julia évoquait d’éventuelles provocations qui pourraient venir de groupes extrémistes ukrainiens ou de la Moldavie. Sur le territoire, la population est à fleur de peau et les équipes des gardes-frontières ont été renforcées par de nouveaux agents issus du KGB local. Cette peur est alimentée par la télévision russe et les réseaux sociaux russophones. Car la langue officielle est ici le russe. Seulement un tiers des habitants parlent moldave, le reste étant d’origine russe ou ukrainienne.

Soldats russes

Ces explosions survenaient quelques jours après les déclarations du général russe Rustam Minnekaev expliquant que le plan de Moscou consistait à contrôler tout le sud de l’Ukraine. Une prise qui permettrait d’établir une liaison vers la Transnistrie, un endroit où il y aurait des cas d’oppression des russophones, selon le Kremlin. Une explication qui résonne en écho de ce qui s’était passé en 2014, lorsque la Russie avait soutenu les républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk dans l’est de l’Ukraine.

Le 27 avril, alors que Julia est à peine arrivée dans son village natal, à quelques kilomètres de là, des drones auraient survolé le village voisin de Kolbasna. Dans ce village situé à deux kilomètres de la frontière ukrainienne, des tirs contre des militaires russes auraient même eu lieu. Car l’armée de Moscou est effectivement basée dans ce village. Elle y garde un dépôt de 22 000 tonnes de munitions périmées, datant de l’époque soviétique.

Ces soldats russes sont les héritiers de la 14e armée soviétique restée là après l’effondrement de l’URSS. Ils seraient 1 500 à être basés en Transnistrie. Les militaires, dont on voit les bases lorsqu’on pénètre dans Tiraspol, sont présents depuis trente ans. Ils restent dans le cadre d’une mission de « maintien de la paix » le long de la frontière administrative avec la Moldavie.

Zone grise

Car la Transnistrie, appelée localement la République moldave du Dniestr (RMP), est en réalité issue d’un conflit gelé sur le territoire moldave. Dans la foulée de la chute de l’Union soviétique, des combats entre l’armée moldave et des séparatistes ont éclaté en mars 1992. Ils se sont poursuivis jusqu’en juillet de la même année. Cette guerre civile a privé la Moldavie d’une partie de son territoire, une longue et étroite bande de terre qui s’étend sur la rive droite du fleuve Dniestr et partage une frontière avec l’Ukraine. La perte de cette zone séparatiste a paralysé le développement de la Moldavie. Car c’est sur ce territoire que se trouvent son principal bassin industriel et sa centrale électrique. Cette zone séparatiste est ce qu’on appelle une zone grise, un territoire qui n’est reconnu en tant qu’État autonome par aucun organisme international, pas même par la Russie. En revanche, sa reconnaissance est acquise par d’autres pseudo-États séparatistes, comme ceux d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en Géorgie, ou encore les républiques autoproclamées de Louhansk et de Donetsk en Ukraine. Ces dernières sont désormais reconnues par la Russie depuis le 21 février.

Ce pays, qui n’existe officiellement pas, en a pourtant tous les attributs. Il dispose d’un président, d’un gouvernement, d’un parlement, de banques, d’une armée, de forces de police omniprésentes et même d’une monnaie : un rouble local qui n’est valable que sur le territoire et dont certaines pièces sont constituées de plastique.

Arme du gaz

Le pseudo-État a fait parler de lui fin septembre 2021 grâce à son équipe de foot, le FC Sheriff Tiraspol, vainqueur à la grande surprise du monde du football du Real Madrid en Ligue des champions. Cette équipe, au budget extravagant, est hébergée dans un complexe sportif gigantesque et moderne, avec un stade de 14 000 places situé à l’entrée de Tiraspol. Cet ensemble appartient à Viktor Gushan, un discret oligarque et ex-membre du KGB, qui tient l’économie du pays et sa destinée. Un vrai « shérif », selon les rares personnes qui ont pu en témoigner. Son empire du même nom est omniprésent. Les supermarchés Sheriff, les stations-service, la téléphonie mobile, des télévisions, une immense entreprise de textile, un élevage de bélugas géants pour produire du caviar. L’oligarque a même mis la main sur Kvint, une distillerie géante, fierté du territoire, qui produit 11 millions de litres de spiritueux par an. On trouve la représentation de ses bâtiments sur les billets locaux de 5 roubles.

Autrement dit, l’économie du pays est majoritairement tenue par cet homme de l’ombre, et les patrons de ses filiales sont pratiquement tous membres du Parlement. Avant la guerre, les affaires roulaient pour Sheriff en raison d’une main-d’œuvre très bon marché et d’une énergie provenant du gazier russe Gazprom, dont la facture est envoyée à la Moldavie. Exsangue en raison de cette dette gazière, le pays s’est même retrouvé en état d’urgence énergétique durant l’hiver 2021 avant de trouver in extremis un accord avec Gazprom. Ici aussi, l’arme du gaz est essentielle pour le Kremlin : en alimentant la Transnistrie gratuitement, il met la pression sur la Moldavie. Une méthode qui lui permet de marquer son influence aux portes de l’Union européenne et d’entraver les ambitions moldaves d’intégrer l’Union européenne. Mais hormis la menace gazière, tout s’écroule. Le commerce vers la Russie et le port d’Odessa n’existe plus, ce qui rend le territoire séparatiste de plus en plus dépendant de la Moldavie.

« Soviet suprême »

À Tiraspol, depuis les premiers mois de la guerre chez le voisin ukrainien, les rues immaculées sont vides en raison des tensions du moment. Visuellement, cette ville est un ovni. Le décorum soviétique est omniprésent. Les statues de Lénine n’ont jamais été démontées et un char d’assaut soviétique T-34 trône en face du Parlement autrement appelé « Soviet suprême ». Le drapeau de la RMP est rouge avec un liseré vert en son milieu. Il arbore une faucille et un marteau que l’on retrouve également sur d’imposantes affiches et des blasons le long de l’avenue du 25-Octobre. À côté de ce drapeau flotte systématiquement celui de la Fédération de Russie. Ici, l’architecture et l’ambiance décalée donnent l’impression d’effectuer un bond à l’époque soviétique. Mais cette vitrine d’une autre époque n’en porte que les apparats. Au centre-ville, hormis l’absence d’enseignes internationales connues, les commerces ressemblent à ceux de l’Occident. Les habitants font penser à ceux de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. C’est l’impression de traverser une mini-Russie qui prédomine, avec toutes ces oriflammes. Il n’est d’ailleurs pas rare de croiser des jeunes portant ostensiblement un écusson du drapeau russe, ou bien le fameux ruban de Saint-Georges à rayures orange et noires, symbole de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie, mais que le Kremlin se réapproprie au gré des circonstances. En dépit du décorum, l’heure est grave. En raison des attaques, le gouvernement vient d’annuler l’un des événements les plus importants de l’année : la parade de la Grande Guerre patriotique du 9 mai. Il s’agit de l’équivalent désuet du défilé militaire de Moscou, avec des troupes au pas de l’oie et de vieux blindés.

Attaques « terroristes »

Il y a quelques semaines encore, il était impossible de poser la moindre question sur la guerre en Ukraine, du moins la fameuse « opération militaire spéciale ». Patriote et pro-russe, la population était restée la plus neutre possible, sans doute en raison de sa position géographique inconfortable. Ces attaques « terroristes » viennent désormais coller au narratif du Kremlin. Des arguments qui touchent les populations des campagnes pourtant délaissées par le pouvoir. Totalement démunis, ces villageois capitalisent sur les reliques du passé glorieux de l’Union soviétique. Pour Edik, le père de Julia, ou son voisin Aleksandr, un vétéran blessé en Afghanistan, Vladimir Poutine redonne de la grandeur à la Russie et la Transnistrie devrait en bénéficier. Leur source d’information essentielle, c’est la télévision russe. Chez la jeunesse de Tiraspol, quand bien même davantage connectée, la version d’un Occident qui chercherait à attaquer la Transnistrie fonctionne aussi, comme peut en témoigner le comportement de Julia et de ses amis. Pour la population, la Russie doit agir. Et c’est d’ailleurs ce que demande aussi le pouvoir en place.

Chisinau a beau expliquer qu’une attaque moldave est impossible avec son armée moribonde de 6 000 hommes, du côté de la capitale séparatiste, c’est un tout autre son de cloche. Dans le journal principal de la RMP du 2 mai, le dossier principal est un véritable appel à un soutien militaire de la part de la Fédération de Russie. Cette demande est motivée par la préparation de supposées attaques sanglantes contre les populations civiles. D’après le journal, celles-ci seraient programmées pour les vacances de mai et pourraient causer des dizaines de morts, dont des enfants, des personnes âgées et des femmes. Le journal encourage les volontaires à se rendre dans des points de recrutement de combattants qui auraient été ouverts en Russie, mais aussi chez des alliés, comme à Donetsk, en Abkhazie ou encore en Syrie. Julia, comme ses proches, considère de son côté que cette montée des tensions profite à Kyiv, aux États-Unis et au Royaume-Uni, mais ni à l’Union européenne ni à Chisinau. Elle imagine déjà une Moldavie, non soutenue par l’Occident, rasée par un tapis de bombes. Et des millions de réfugiés supplémentaires parcourant les routes d’Europe.

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