Un président sans passe démocratique

La pratique d’Emmanuel Macron révèle un goût immodéré pour des procédures législatives d’exception qui concentrent le pouvoir dans les mains de l’exécutif.

Michel Soudais  et  Lucas Sarafian  • 17 novembre 2021 abonné·es
Un président sans passe démocratique
© Ludovic MARIN / POOL / AFP

Emmanuel Macron pourrait-il être, un jour, un président de droit commun ? Au prétexte d’efficacité et de rapidité, le Président n’a de cesse de court-circuiter les processus législatifs et décisionnels ordinaires pour privilégier des procédures dérogatoires à la marche normale de la démocratie. Certes, peu après son arrivée à l’Élysée, le chef de l’État a levé (formellement) l’état d’urgence mis en place après les attentats de 2015 et qui avait connu cinq prorogations. Mais, depuis mars 2020, un nouvel état d’urgence, sanitaire celui-là, a été créé, que le gouvernement ne cesse de prolonger.

C’est ce qu’il a encore obtenu, non sans mal, de l’Assemblée nationale. Le 5 novembre, les députés ont définitivement adopté son projet de loi « portant diverses dispositions de vigilance sanitaire ». Au cœur de ce texte : la prorogation de l’état d’urgence sanitaire du 15 novembre jusqu’au 31 juillet 2022 et la prolongation du passe sanitaire jusqu’à cette date. L’exécutif pourra donc continuer à décider seul des mesures restrictives de libertés comme l’interdiction des rassemblements ou la limitation de circuler. Des dispositions très contestées par les parlementaires de gauche comme de droite. En vain, puisque le gouvernement a pu s’asseoir sur le rejet du Sénat et retoquer la plupart des amendements des députés : 409 rejetés pour 9 adoptés en première lecture, 492 rejetés pour 3 adoptés en seconde lecture. Malgré bien des protestations.

« Sommes-nous en état d’urgence ? Non ! Nous sommes dans un état de sortie de l’état d’urgence ! Y a-t-il des raisons pour justifier la prorogation sans passer devant le Parlement ? Non ! » a défendu Antoine Savignat, député LR du Val-d’Oise, lors des débats autour de ce texte en première lecture. Même son de cloche sur l’autre bord de l’Hémicycle : « Ce régime d’exception est devenu l’opium de cette majorité. Il vous plonge dans une lente accoutumance à inscrire l’exception dans l’équilibre de nos institutions, a plaidé Lamia El Aaraje, députée PS de Paris. Il vous accoutume à un équilibre artificiel qui outrepasse notre rôle de contre-pouvoir. Comptez-vous [le gouvernement] mettre la séparation des pouvoirs en suspens ?»

La question se pose en effet tant l’exception tend à devenir la règle. Pourtant, saisi par l’opposition, le Conseil constitutionnel a encore validé, dans une décision rendue publique le 9 novembre, cette énième prolongation de l’état d’urgence sanitaire et la possibilité de continuer à imposer le passe sanitaire durant toute la durée de ce dernier. Initialement, cet état d’urgence, qui concentre dans les mains de l’exécutif des pouvoirs exceptionnels, n’avait rien de durable. L’article qui le crée dans la loi du 23 mars 2020 fixait d’ailleurs sa durée à un seul mois au-delà duquel le gouvernement devait revenir devant le Parlement. Mais « par dérogation » (déjà), la même loi, débattue dans un contexte épidémique paroxystique, l’instituait pour deux mois au lieu d’un. Une dizaine de jours avant la fin de ce régime d’exception, la loi du 11 mai 2020 le reconduisait jusqu’au 10 juillet. Le début de nombreuses prorogations successives…

Car, si au terme de cette reconduction la loi du 9 juillet 2020 organisait « la sortie de l’état d’urgence sanitaire », des dispositions essentielles de ce dernier étaient conservées dans la période transitoire post-crise envisagée alors jusqu’au 30 octobre. Un terme jamais atteint puisque, confronté au rebond épidémique, l’exécutif rétablissait, le 14 octobre, par décret, l’état d’urgence sanitaire pour un mois. Avant qu’une nouvelle loi, le 14 novembre, le prolonge de trois mois, et soit remplacée à son échéance par une autre, du 15 février 2021, qui proroge à nouveau l’état d’urgence sanitaire de trois mois et demi. Alors que la France se prépare à sortir, le 1er juin, de cet état d’exception, la loi « relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire » du 31 mai 2021 réinstalle un régime post-crise qui s’étale du 2 juin au 30 septembre. Cette date n’était pas atteinte que la loi du 5 août, qui étend l’obligation du passe sanitaire et impose la vaccination à plusieurs professions, prolongeait déjà ce régime prétendument transitoire jusqu’au 15 novembre. Depuis l’adoption de la loi « portant diverses dispositions de vigilance sanitaire », l’exécutif est autorisé à conserver ses pouvoirs étendus jusqu’au 31 juillet 2022. D’ajustement en ajustement, l’exception s’inscrit durablement dans le temps.

« Jamais, sous la Ve République, le recours aux ordonnances n’a été aussi dévoyé. »

En totale contradiction avec ce que le candidat Emmanuel Macron écrivait noir sur blanc dans son livre-programme, Révolution, publié en novembre 2016. Il estimait alors qu’il était impossible de « vivre en permanence dans un régime d’exception. Il faut donc revenir au droit commun, tel qu’il a été renforcé par le législateur, et agir avec les bons instruments ». Il faisait alors référence au régime d’état d’urgence institué en réponse aux attentats de novembre 2015. Le Président a effacé le candidat et ne se freine pas pour remettre à plus tard la fin de cet état d’urgence « sanitaire », avatar de celui en vigueur entre 2015 et 2017. En six ans, le pays aura été gouverné plus de la moitié du temps sous un de ces régimes d’exception.

Les maigres garanties concédées par l’exécutif aux parlementaires – Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles, leur a assuré, le 5 novembre, que « la prorogation au 31 juillet prochain avait pour condition un dispositif renforcé d’informations du Parlement » – n’ont pas apaisé le courroux des oppositions. Elles réclamaient une clause de revoyure à la fin du mois de février ; elles devront se contenter de deux rapports d’information : un rendu mi-février, un autre mi-mai. « On se retrouve finalement pour donner un blanc-seing au gouvernement sans encadrer les mesures, ou, peut-être a posteriori_, avec un rapport que nous donnera le gouvernement et où il mettra ce qu’il veut dedans »_, déplore Paul Molac, député du groupe Libertés et territoires du Morbihan et ancien macroniste.

Les raisons de la colère des députés sont doubles. Si, depuis mars 2020, le Parlement se sent relégué dans le débat sur la question sanitaire, l’échéance de cet état d’exception prolongé inquiète tout autant. Car cette prorogation enjambe les campagnes présidentielle et législatives. « Qui peut prédire le résultat des prochaines élections ? Qui peut laisser les pleins pouvoirs à un ou une inconnue sans sourciller ? » s’insurge Caroline Fiat, députée LFI de Meurthe-et-Moselle, devant le risque que peut représenter un nouveau président dans le cadre de ce dispositif législatif -exceptionnel.

Cette mise à distance du Parlement est en tout cas conforme à la conception du pouvoir d’Emmanuel Macron. Illustrée encore dans cette critique du droit d’amendement, formulée dans son discours d’ouverture des états généraux de la justice, le 18 octobre : « Nous avons collectivement contribué à une inflation législative. Cette matière qui contribue à une illisibilité de notre droit. Et là-dessus, les choses ne s’améliorent pas. Les lois sont plus nombreuses. Elles sont à chaque fois, en quelque sorte, grossies par le droit d’amendement, qui est un droit évidemment totalement légitime du Parlement. Mais il est clair que, sur ce sujet, une réforme de notre Constitution s’imposera. »

Pour Philippe Gosselin, un des bretteurs du groupe LR, qui s’en est indigné à la tribune de l’Assemblée lors de l’examen de la loi « portant diverses dispositions de vigilance sanitaire », «force est de constater que, depuis mars 2020 et l’instauration de l’état d’urgence, le Parlement n’a cessé de s’effacer et même de renoncer. Oui, il a renoncé car jamais, sous la Ve République, le recours aux ordonnances n’a été aussi dévoyé. L’ordonnance est devenue le droit commun de la législation. »

Selon le sénateur LR de la Manche Philippe Bas, qui rapportait ce projet de loi à la chambre haute, le 27 octobre, « les chiffres attestent en effet de la banalisation du recours aux ordonnances ». Depuis 2017 et jusqu’à la fin du mois de septembre, il y a eu 318 ordonnances, dont 67 en réponse à la crise sanitaire. Une inflation largement supérieure à la moyenne des législatures précédentes. Seulement 14 ordonnances étaient publiées chaque année entre 1984 et 2007, contre 30 par an entre 2007 et 2012, puis 54 par an entre 2012 et 2017. Aujourd’hui, la moyenne atteint 64 par an depuis 2017. Pire encore, la ratification d’ordonnances « est loin d’être systématique et a tendance à diminuer ». Au cours du quinquennat d’Emmanuel Macron, 55 ordonnances publiées ont été ratifiées, soit seulement 18 %. Sous Nicolas Sarkozy, ce chiffre s’élevait à 62 % et, sous François Hollande, à 30 %. Une lente dégradation, permise par la Constitution de la Ve République, qui a atteint au cours du mandat d’Emmanuel Macron son paroxysme.

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