Réfugiés : « C’est notre devoir de les soutenir »

Près d’Athènes, des milliers de Kurdes réfugiés dans deux camps survivent grâce à la solidarité internationale, notamment de bénévoles français.

Angelique Kourounis  • 23 septembre 2020 abonné·es
Réfugiés : « C’est notre devoir de les soutenir »
Un enfant d'un camp de Lavrio lors du nouvel an kurde en 2017.
© Eleftherios Elis / AFP

Depuis 7 heures du matin, des femmes aux tenues bigarrées, des hommes la clope au bec et des enfants au sourire éclatant s’activent à l’arrière d’un camion. Des tonnes de pâtes, de lentilles, de riz, de fruits confits et autres douceurs collectées en France sont déchargées pour les réfugiés kurdes de Lavrio, une bourgade à 50 kilomètres d’Athènes, l’une des plus pauvres d’Attique, qui accueille ces exilés depuis des décennies.

« Allez, allez ! Activez ! Le camion doit repartir dans trois heures. » Jacques Leleu, syndicaliste EDF à la retraite, cheville ouvrière de la chaîne de solidarité qui s’est formée en France en faveur des Kurdes, s’inquiète. Le chauffeur – bénévole – du camion qui a apporté ces dix tonnes de nourriture et de matériel doit prendre le ferry de 16 heures à Patras, à trois heures de route, pour gagner l’Italie et retourner en France. Tout ne pourra pas être stocké dans les réserves du camp, mais pas question de perdre un seul grain de riz. Thomas, 59 ans, bénévole allemand, prendra le relais avec son camion pour déposer, en plusieurs voyages, les palettes d’aliments dans des entrepôts à Athènes.

Pendant ce temps, Claudine Ricou, retraitée bretonne, trie avec d’autres femmes venues de France les vêtements, jouets et médicaments rassemblés par des associations. « D’habitude, on organise des fêtes chez nous pour collecter des médicaments et de l’argent, et on envoie des colis en Grèce. Venir sur place, en convoi, c’est différent. On parle avec les personnes que l’on soutient et on voit de près ce qui se passe. »

Et, de fait, ce qui se passe est pitoyable. Les pressions du président turc Erdogan sont telles que plus aucune ONG, pas même la Croix-Rouge, ne vient en aide à ces réfugiés. Si ces presque 1 500 Kurdes tiennent le coup, c’est uniquement grâce à la solidarité internationale qui s’est organisée pour eux. « Quand les combats faisaient rage à Kobané et à Afrin, ils étaient jusqu’à 15 000, souligne Jacques Leleu. On voulait bâtir une école pour les enfants qui ne sont pas scolarisés depuis des mois, voire des années, dans le deuxième camp, mais on a dû abandonner -temporairement le projet, car l’école s’est transformée en dortoirs. Les gens arrivaient tous les jours épuisés. Il fallait parer à l’urgence. »

Emmy Koutsopoulou, médecin psychiatre du centre médical solidaire de Nea Philadelphia, n’est pas près d’oublier un coup de fil paniqué de Nezreh, responsable du camp. « Les matelas étaient infestés de punaises. Ils essayaient de les nettoyer avec de l’eau et du savon, mais je leur ai dit qu’il n’y avait rien à faire, qu’il fallait les brûler avec la literie et les oreillers. Il n’en croyait pas ses oreilles mais il l’a fait. » Le temps que la solidarité s’organise pour trouver les fonds nécessaires à l’achat de nouveaux matelas et de duvets, tout le monde a dormi par terre, à même le béton, y compris les enfants. « On avait à peine fini d’équiper le premier camp que le second s’est formé, juste à côté de la décharge. L’eau passe par les toits, la boue entre partout, le vent par les fenêtres. Il n’y a ni chauffage ni lieu de vie commun. Nous devons tout construire », s’emporte Jacques, qui a déjà organisé plus de six convois.

Le premier camp de Kurdes date des années 1950. C’est un vieux bâtiment en béton de deux étages aux murs défraîchis, couverts de slogans révolutionnaires, d’affiches à la gloire du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), interdit en Turquie, de portraits d’Abdullah Öcalan, son chef emprisonné à vie, et du Parti démocratique des peuples (HDP), le seul parti pro-kurde actuellement en activité en Turquie. Ironie de la géographie, ce camp côtoie le commissariat de la ville. Mais, si la cohabitation avec les officiels ou la population se passe bien, c’est parce que Nezreh, grand gaillard d’une quarantaine d’années, veille au fonctionnement de ce camp autogéré. « Les gens peuvent boire à l’extérieur, mais ils ne doivent pas rapporter des bouteilles de bière à l’intérieur. Le camp ferme de 1 heure à 7 heures. Ce n’est pas un régime dictatorial, tout le monde à des droits, mais, si les gens traînent à l’extérieur, boivent, cassent ou volent, ça ne va aider ni le camp ni notre cause. » Par ailleurs, la question de la sécurité l’obsède : « On est à côté de la mer et les services secrets turcs peuvent faire une opération contre les élus kurdes qui sont ici ou les réfugiés politiques. La discipline est une question de survie. »

Cette discipline de fer s’accompagne d’une organisation sociale des plus rigides. Un étage pour les hommes seuls, un pour les familles. Tout le monde participe à la cuisine, au ménage, à la garde des enfants, à la lessive, au ramassage des ordures. Les plus démunis sont pris en charge par la communauté, qui entretient le souvenir vivace du pays et garde les yeux rivés sur ce qui se passe « là-bas, au front ». Dans l’entrée du bâtiment principal qui mène au café communautaire, les photos de ceux et celles tombé·es au combat tapissent les murs décrépits.

Dans le café, la télé est allumée en continu. « On veut avoir des nouvelles du pays. Vos télés n’en donnent pas, les Turcs font de la propagande. On ne croit que les nôtres », lâche, un rien bravache, une femme qui sirote son thé avec des amies. Pas de regards masculins déplacés, pas de climat hostile, Néridé veut témoigner : « Mon mari a été tué dans les combats à Afrin. Je me battais aussi, mais je devais protéger mes enfants. Je savais que les Turcs viendraient me chercher. Vous n’avez pas idée de ce qu’ils nous font si on tombe entre leurs mains. Des camarades m’ont fait passer la frontière avec la Grèce. Maintenant, je veux partir en France. »

Les combats à Kobané et à Afrin ainsi que le projet politique du Rojava sont dans la tête de la plupart des bénévoles qui se mobilisent. « Cela correspond à tous mes engagements, à ce que je voudrais voir en France : l’égalité homme-femme, la solidarité, une société où chacun apporte ce qu’il peut », nous confie Richard Hannard, retraité de 65 ans. Jacques Leleu a plus de colère dans son engagement : « Les Kurdes ont combattu pour nous contre Daech. 11 000 sont morts pour nous, nos valeurs ! On les a laissés tomber. C’est notre devoir de les soutenir. C’est le minimum que l’on puisse faire. » Un avis largement partagé par les autres bénévoles, tel Hervé Ricou. Ce retraité breton s’est engagé, comme la plupart ici, auprès des Grecs dès le début de la crise. Il a fait d’innombrables voyages avec sa femme, Claudine, pour soutenir les dispensaires médicaux gratuits, les camps de réfugiés à Lesbos, à Samos…

Chez les Kurdes, la solidarité n’est pas à sens unique. À Noël dernier, ils avaient reçu beaucoup de matériel médical et, spontanément, l’ont offert à l’hôpital de Lavrio, qui manquait de tout et qui, malgré les directives contraires du gouvernement conservateur, soigne les Kurdes avec ou sans papiers. Une surprise pour Theologos Zagalis, médecin de garde ce jour-là : « On s’attendait à recevoir des aides de la part de toutes sortes d’organismes, mais ce sont des gens simples, qui ont traversé toutes les guerres, qui en fin de compte montrent de l’humanité et un comportement solidaire. C’est ce qui nous fait tous tenir. »

Monde
Temps de lecture : 7 minutes