Les Libanaises mènent la révolte

Depuis le 17 octobre, les femmes sont au premier rang des manifestations massives qui réclament la fin du système confessionnel et le départ de la classe politique, minée par la corruption.

Hugo Lautissier  • 6 novembre 2019 abonné·es
Les Libanaises mènent la révolte
© Le 3 novembre à Beyrouth.Mahmut Geldi / Anadolu Agency / AFP

Chaque soulèvement populaire a ses symboles. La France défile en gilet jaune, la Bolivie a ses casques de mineurs, Hongkong s’abrite sous des parapluies et dresse une statue de la « Dame de la liberté ». Au Liban, l’icône est une femme, elle se nomme Malak Alaywe Herz. Son fait d’armes ? Un coup de pied dans les parties génitales d’un garde du corps du ministre de l’Éducation armé d’une Kalachnikov, au premier jour des manifestations dans le centre-ville de ­Beyrouth. La vidéo a été vue des centaines de milliers de fois, reproduite en pochoir, parfois en tatouage, et immortalisée par le designer libanais Rami Kanso sous la forme d’une illustration, virale elle aussi, représentant le fameux coup de pied suivi de l’inscription : « Attaquons-les ».

« Ce “les” englobe la classe politique et les partis dans leur ensemble. La vidéo a donné l’idée à de nombreuses personnes de casser les barrières », explique par téléphone le designer, qui vit à Londres. Il a réalisé cette illustration en quelques heures, spontanément, dans un sentiment d’impuissance et de frustration vis-à-vis de ses compatriotes mobilisés dans tout le pays. « Après avoir posté cette image, j’ai vite été dépassé par l’ampleur du phénomène. Je pense que les gens ont été touchés par cette confrontation entre l’humain et les armes, le citoyen contre le politicien et la femme contre l’oppression. » Quelques jours plus tard, la nouvelle héroïne célébrait son mariage sur la place Riad-El-Solh, centre névralgique du mouvement, au milieu de milliers de manifestants, scandant des slogans révolutionnaires et réclamant le départ de la classe politique.

Grave crise de régime

C’est l’annonce d’une nouvelle taxe sur les appels via ­Whatsapp qui a mis le feu aux poudres le 17 octobre. Depuis, en dépit de l’annulation de cette mesure, les Libanais se sont mobilisés en masse, exigeant le départ de l’ensemble de la classe politique, jugée incompétente et surtout très corrompue, à l’instar du Hirak algérien.

Le 29 octobre, le Premier ministre, Saad Hariri, a démissionné, mais la crise est loin d’être finie. Le président Michel Aoun doit consulter les forces parlementaires et désigner quelqu’un d’autre, mais la politique libanaise étant un subtil équilibre entre communautés (chrétiens, sunnites, chiites, druzes, etc.), bouger un pion revient à déplacer tous les autres. Or tous tiennent au statu quo, notamment le Hezbollah, qui tire beaucoup de ficelles et voit d’un très mauvais œil la révolte de la rue remettre en cause l’organisation confessionnelle du pouvoir. À moins que le mouvement pro-iranien n’en profite pour façonner un nouveau régime encore plus à son goût.

Au-delà du symbole, il ne fallait pas faire beaucoup d’efforts, ces derniers jours, pour constater la forte mobilisation des femmes au sein des manifestations. Elles sont d’ailleurs littéralement en première ligne, formant un cordon de protection à l’avant des ­manifestations lorsque des échauffourées éclatent avec la police.

Perçu comme un modèle libéral comparé à ses voisins régionaux, le Liban renvoie l’image d’une société inclusive et égalitaire au sein de laquelle les femmes n’auraient rien à envier aux hommes. D’après une étude publiée par la Banque mondiale cette année, les femmes bénéficient pourtant de moins de 60 % des droits octroyés aux hommes. « L’image que le pays projette de lui-même est assez trompeuse, renchérit Lina Abou-Habib, cofondatrice de l’ONG Women In Front et plus récemment de l’ONG Madalyat, qui milite pour une meilleure représentation des femmes dans le débat public. La liberté des femmes est très relative. Dans notre système confessionnel, chacun dépend de sa communauté religieuse. Les lois ne sont pas les mêmes pour tout le monde. »

Le système confessionnel du pays implique une répartition égale des pouvoirs politique et administratif suivant les obédiences religieuses. Les portefeuilles ministériels ainsi que les 128 sièges de députés sont répartis paritairement entre musulmans et chrétiens. Le Président est chrétien maronite, le Premier ministre sunnite et le président du Parlement chiite. Censé protéger le pays de tensions religieuses, le confessionnalisme, institutionnalisé sous le mandat français et la constitution du Grand Liban, est largement remis en cause par les manifestants, qui voient dans ce modèle la clé de voûte d’un système qui favorise la corruption, le clientélisme et le népotisme, et aboutit à la crise économique actuelle : le Liban figure dans le trio de tête des pays les plus endettés au monde par rapport à leur PIB, juste derrière le Japon et la Grèce. « C’est un système très inégalitaire, ajoute Lina Abou-Habib_. Les affaires de divorce, d’héritage, de garde d’enfants relèvent du droit communautaire, et non pas d’un code civil qui serait le même pour tout le monde. Les décisions qui en découlent se font majoritairement au détriment des femmes. »_

Unautre débat touche à une loi datant de 1925, qui rend impossible aux femmes la transmission de leur nationalité à leurs enfants si ceux-ci sont nés d’un père ­étranger. Cette loi a fait l’objet de nombreuses mobilisations sans qu’une réponse politique adéquate ait été apportée, ses défenseurs arguant que la réforme du code de la nationalité pourrait ainsi donner la nationalité à des Palestiniens ou à des Syriens, et déstabiliser l’équilibre démographique du pays. L’âge légal du mariage est lui aussi la prérogative des différentes communautés religieuses. Ces dernières autorisent toutes le mariage avant l’âge de 18 ans, principalement entre 14 et 17 ans, mais parfois à partir de 9 ans.

Quelques timides avancées ont été mises en place ces dernières années. En 2014, le Parlement a finalement adopté une loi sur la violence conjugale – sans pour autant criminaliser le viol conjugal –, et il a fallu attendre 2017 pour que soit abrogé l article 522 du code pénal, qui permettait à un violeur d’éviter les poursuites s’il épousait sa victime. Un vide juridique persiste néanmoins concernant les cas de rapports sexuels avec des mineures de 15 à 17 ans, et pour le cas de jeunes filles vierges séduites avec une promesse de mariage.

Investir l’arène politique

La mobilisation féminine de ces dernières semaines est-elle nouvelle ? « Pas du tout, répond Halimé El-Kaakour, docteure en droit public international et activiste politique dans l’opposition. Ce qui se passe cette année n’est que le prolongement d’un combat qui a commencé en 2015. » Cette année-là, à la suite de la fermeture, en août, de la principale décharge publique en périphérie de Beyrouth, des manifestations pluriconfessionnelles paralysent la capitale, réclamant le départ de la classe politique aux affaires depuis la fin de la guerre civile (1975-1990), alors que des montagnes d’ordures encombrent les rues de la ville. « La crise des déchets a été la matrice du réveil politique des femmes, ainsi que de la société civile, expose Lina Abou-Habib. On a vu naître des groupes politiques non confessionnels, issus de la société civile, au sein ­desquels les femmes étaient très représentées. » Fortes de ce nouvel élan impulsé en 2015, 111 femmes se sont présentées aux dernières élections législatives, en mai 2018, soit 11 % des candidats – lors du précédent scrutin, en 2009, elles n’étaient que 12. Quatre ont été élues députées, aux côtés de 124 hommes.

« Dans un système patriarcal fondé sur le féodalisme, la corruption et le confessionnalisme, les femmes sont toujours marginalisées dans le domaine des prises de décision : que ce soit au niveau politique ou économique. Alors même que les femmes compétentes sont là », regrette Halimé El-Kaakour, qui a brigué un siège dans la région du Chouf. « Évoquer la question de la représentation des femmes dans le débat public a mis sur le tapis un problème qui n’existait pas auparavant pour la classe politique. En fait, elle n’y avait même jamais pensé », ajoute Lina Abou-Habib, qui a essayé sans succès de faire instaurer des quotas dans la nouvelle loi électorale en 2018.

Dimanche 3 novembre, plusieurs centaines de personnes étaient réunies devant le Musée national pour manifester en faveur du droit des femmes, avant de rejoindre la place Riad-El-Solh, où des milliers de gens étaient rassemblés pour le dix-huitième jour de protestation. « On se mobilise en premier lieu pour les mêmes raisons que tout le monde : la corruption de la classe politique et les problèmes économiques qu’affronte notre pays. Mais on est aussi là pour défendre le droit des femmes, explique Leyla, une développeuse informatique de 28 ans. Tout le monde devrait avoir le droit d’atteindre ses objectifs, quels qu’ils soient, en politique, au travail ou dans sa vie de famille. » Dans la foule, un groupe de jeunes femmes, drapeau libanais noué autour des épaules, parodie une musique traditionnelle chantée à l’occasion des mariages sur le thème « elle s’en va de la maison de son père », et entonne sur le même air : « Elle va manifester, elle va demander la liberté, elle va faire tomber le régime. »

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