Fassbinder en direct

Mis en scène par Stanislas Nordey, Je suis Fassbinder, de Falk Richter, interroge avec force la place du théâtre dans une Europe aux abois.

Anaïs Heluin  • 18 mai 2016 abonné·es
Fassbinder en direct
© Jean-Louis Fernandez

Sur une table en formica, au milieu d’un plateau encombré de livres, de bouteilles vides et de tapis à longs poils blancs, Laurent Sauvage et Stanislas Nordey font mine de débattre. Clope et verre à la main. L’un grimaçant et mal rasé, l’autre un peu trop bien attifé pour la conversation de comptoir qui s’amorce.

D’abord calme, le bavardage va et vient autour de la politique d’Angela Merkel sur les migrants. Sur l’Europe à l’ère des attentats. Laurent Sauvage s’insurge contre les agresseurs de Cologne, son interlocuteur contre l’intervention française en Syrie. Le ton monte, chacun s’arc-boute sur sa position. « Le mieux, finit par lâcher Laurent Sauvage, ce serait une sorte de dirigeant autoritaire qui serait tout à fait bon et gentil, qui serait quelqu’un de bien ».

Avec Je suis Fassbinder, sa première mise en scène depuis qu’il dirige le Théâtre national de Strasbourg (TNS), Stanislas Nordey livre un message clair : il entend défendre un théâtre de l’ici et maintenant. Une écriture de plateau sans langue de bois, telle qu’on en voit peu sur les scènes françaises.

Sans doute Falk Richter n’aurait-il pas abordé ainsi le célèbre réalisateur dans une création allemande. Lorsque Stanislas Nordey, avec qui il collabore depuis de nombreuses années, lui propose d’écrire une pièce sur Fassbinder, le dramaturge, connu pour son théâtre en prise avec l’actualité, décide d’utiliser la figure du cinéaste comme point de départ d’une réflexion sur l’actualité européenne. En Allemagne, la popularité de Rainer Werner Fassbinder aurait fait obstacle à cette démarche : ce n’est pas le cas en France. Connu sans faire partie de notre Panthéon, l’artiste peut être transformé en fiction. En canevas sur lequel Stanislas Nordey s’appuie pour dire sa propre incompréhension face au repli identitaire qu’il observe en France et ailleurs. Car, dès le débat initial, le metteur en scène incarne le personnage éponyme. Ou plutôt il s’essaie à l’incarner face à une caméra, tandis que Laurent Sauvage endosse en bougonnant le rôle de la mère du réalisateur.

Je suis Fassbinder n’est donc pas une simple actualisation de L’Allemagne en automne (1977). Dès leur introduction, Stanislas Nordey et Falk Richter – ce dernier a aussi participé à la mise en scène – affichent une distance humoristique par rapport à la partie de ce documentaire collectif réalisée par Fassbinder. Brecht n’est pas loin. Le théâtre de Nordey et de Richter s’inscrit sans ambiguïté dans cette tendance encore bien vivante en Allemagne, mais passée de mode en France depuis les années 1980. En accord avec la scénographie mi-café du commerce mi-intérieur branché imaginée par Katrin -Hoffmann, les dialogues de sourds des deux protagonistes principaux et de leurs trois compagnons sont interrompus par toutes sortes de numéros, qui donnent à l’ensemble une facture hybride.

D’une personnification de l’Europe portée par Judith Henry à des chansonnettes kitsch fredonnées par les jeunes Thomas Gonzalez et Éloise Mignon, Je suis Fassbinder est un coq-à-l’âne aussi sensuel que politique. Comme le réalisateur du Mariage de Maria Braun (1979), les cinq comédiens passent sans transition d’une scène de tourments amoureux à un commentaire politique. Ils ont à peine besoin d’expliciter leur parallèle avec l’Allemagne de 1977, marquée par les kidnappings de la bande à Baader. Une fois exhibé dans ses moindres détails, le dispositif tourbillonnaire mis en place par le duo invite à tous les rapprochements entre hier et aujourd’hui. Entre France et Allemagne.

Présent à travers des écrans mobiles et des photos dispersées sur le sol, le cinéma de Fassbinder rencontre avec le jeu distancié des acteurs celui de la Nouvelle Vague. Cette conception cyclique de l’histoire ne débouche pourtant sur aucun défaitisme. Sur un certain pessimisme, certes, mais exprimé avec une énergie qui permet d’espérer des jours meilleurs.

Théâtre
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